
En 1973, dans les studios bouillonnants de Lagos, deux géants de la musique mondiale se rencontrent dans des circonstances pour le moins tendues. D’un côté Paul McCartney, ex-Beatle en quête de renouveau, de l’autre Fela Kuti, pionnier de l’Afrobeat et farouche défenseur de la culture africaine. Cette confrontation, née d’un malentendu, va se transformer en une amitié profonde et marquer l’histoire de la musique interculturelle.
En 1973, une rencontre improbable mais déterminante eut lieu dans les studios rudimentaires de Lagos, au Nigeria, entre deux géants de la musique : Paul McCartney, ex-Beatle en quête de renouveau artistique, et Fela Kuti, le roi incontesté de l’Afrobeat naissant. Cette rencontre, née d’un malentendu, allait se transformer en une amitié profonde et influencer durablement la carrière des deux musiciens.
Le contexte : McCartney à la recherche d’un nouveau souffle
Après la séparation des Beatles en 1970, Paul McCartney traverse une période difficile de sa carrière. Malgré la formation des Wings en 1971 avec sa femme Linda, le guitariste Denny Laine, Henry McCullough et le batteur Denny Seiwell, les premiers albums du groupe peinent à convaincre critiques et public. En 1973, McCartney ressent le besoin de sortir de sa zone de confort.
« Je voulais trouver quelque chose qui m’inspire, plutôt que de ressentir cette impression de ‘C’est reparti’« , expliquera-t-il plus tard. Lassé d’enregistrer dans les studios londoniens habituels, il demande à EMI la liste de leurs studios internationaux. Son œil s’arrête sur Lagos : « Lagos sonnait bien, exotique. »
L’aventure nigériane commence mal. Deux semaines avant le départ, Henry McCullough quitte le groupe après une dispute. La veille du vol du 8 août 1973, c’est au tour du batteur Denny Seiwell de claquer la porte. Wings se retrouve réduit à un trio : Paul, Linda et Denny Laine, accompagnés de l’ingénieur du son Geoff Emerick.
Lagos 1973 : une Afrique en effervescence

Le Nigeria de 1973 que découvrent les McCartney est loin de l’Afrique paradisiaque qu’ils avaient imaginée. Le pays est dirigé par un gouvernement militaire, la corruption règne, et Lagos bouillonne d’une créativité musicale explosive. C’est dans ce contexte que Fela Kuti, alors âgé de 35 ans, règne en maître sur la scène musicale locale.
Fela Kuti en 1973 n’est pas encore la légende mondiale qu’il deviendra, mais il a déjà révolutionné la musique africaine. Après ses études au Trinity College of Music de Londres dans les années 1950, il a créé l’Afrobeat, fusion révolutionnaire entre le jazz américain, les rythmes yoruba traditionnels et le funk de James Brown. Son club, l’Afrika Shrine, est devenu le temple de cette nouvelle musique, un lieu où se mélangent politique, spiritualité et révolution sonore.
L’arrivée de Paul McCartney à Lagos ne passe pas inaperçue. Dès le lendemain de son installation, les journaux locaux titrent sur les accusations de Fela Kuti : l’ex-Beatle serait venu en Afrique pour « voler la musique de l’homme noir« . Cette accusation résonne particulièrement en 1973, dans un contexte post-colonial où la question de l’appropriation culturelle commence à émerger.
Fela, figure de la résistance culturelle africaine, voit d’un mauvais œil cette star occidentale débarquer dans « son » territoire musical. Ses soupçons semblent fondés : pourquoi un musicien millionnaire viendrait-il enregistrer en Afrique, sinon pour s’approprier les sonorités locales ?
McCartney, blessé par ces accusations, prend une décision audacieuse. Au lieu de répondre par la presse, il invite directement Fela dans le studio pour lui faire écouter les démos de ce qui deviendra l’album « Band on the Run« .
La révélation : quand la musique parle plus fort que les préjugés
Cette écoute marque un tournant décisif. En entendant les compositions de McCartney, Fela réalise immédiatement son erreur. La musique de l’ex-Beatle n’a effectivement rien à voir avec l’Afrobeat ou quelque autre style africain. Elle puise ses racines dans le rock, la pop et les ballades anglaises, univers totalement étrangers à l’esthétique de Fela.
« Il est venu avec ses 30 épouses et a rempli le studio de ganja. C’était un type complètement dingue« , se souviendra McCartney avec affection. « Il avait l’habitude de faire mariner une livre de marijuana dans une bouteille de whisky. »
Cette rencontre scelle le début d’une amitié improbable. Fela comprend que McCartney n’est pas venu en prédateur culturel, mais en musicien sincère cherchant simplement un environnement stimulant pour sa créativité. En outre, Paul Mc Cartney reste le gamin des quartiers défavorisés de Liverpool, loin de l’image caricaturale d’une star occidentale.
L’Afrika Shrine : une nuit inoubliable
Fela invite alors McCartney et son équipe à l’Afrika Shrine, son club légendaire situé dans la banlieue de Lagos. Cette soirée marquera profondément l’ex-Beatle.
« Nous étions les seuls blancs présents et l’atmosphère était très intense, mais quand cette musique a explosé, j’ai fini par pleurer« , raconte McCartney. Face à cette révélation musicale et culturelle qui le bouleverse, il lâche cette exclamation spontanée : « Parlons de l’expérience de l’homme noir ! » – une phrase qui exprime à la fois son émerveillement, sa reconnaissance de l’authenticité de ce qu’il vient de vivre, et sa prise de conscience de la profondeur d’une culture qu’il ne faisait qu’entrevoir en tant qu’homme blanc.

La soirée prend une tournure mémorable lorsqu’un des musiciens de Fela s’approche avec un paquet de cigarettes Rothmans. « Elles étaient toutes des joints« , se souvient McCartney. Initialement réticent, il finit par accepter quand Fela lance à la cantonade : « Ginger Baker ! Le seul homme que je connaisse qui ne refuse jamais de fumer ! » « Je me suis dit ‘Ah ! Ok, j’en prends un alors.’ Mon dieu. J’ai complètement plané. C’était plus fort que tout ce que j’avais jamais fumé« , confie McCartney.
L’impact musical : une influence réciproque
Cette rencontre influence profondément McCartney. Lors de cette soirée mémorable au Shrine, il entend Fela interpréter un morceau qu’il croit être « Shakara Woman », mais dans une version totalement différente de l’enregistrement studio. Grâce à sa mémoire musicale exceptionnelle, McCartney retient cette mélodie et peut encore la jouer aujourd’hui, plus de 50 ans après.
« Paul McCartney est une de ces personnes qui connaîtra la mélodie, les paroles et sera capable de jouer n’importe quoi« , note le comédien Vic Reeves. Cette capacité permet à McCartney de conserver dans sa mémoire cette version unique de « Shakara Woman » que personne n’a jamais réentendue ailleurs.
De son côté, Fela découvre un musicien occidental ouvert et respectueux, loin des clichés du pilleur culturel qu’il avait imaginé. Cette rencontre avec McCartney coïncide avec une période d’effervescence créative sans précédent pour le roi de l’Afrobeat. 1973 marque la sortie de « Gentleman », considéré comme son premier album d’Afrobeat pleinement abouti et le prélude à sa « période dorée » du milieu des années 1970, durant laquelle les chef-d’œuvre se succèdent.
L’interaction avec McCartney semble avoir renforcé la confiance de Fela dans la valeur universelle de sa musique. Le fait qu’un ex-Beatle, figure légendaire de la musique mondiale, vienne à lui en tant qu’égal et non en prédateur culturel, libère une énergie créative nouvelle. Cette reconnaissance mutuelle entre deux géants artistiques valide l’importance de l’Afrobeat sur la scène internationale et conforte Fela dans sa mission d’émancipation culturelle africaine.
Désormais convaincu que sa création peut dialoguer avec le monde sans perdre son essence africaine, Fela entre dans sa phase la plus prolifique. Entre 1974 et 1977, il produit pas moins de 23 albums avec du matériel inédit, une production d’une intensité créative rarement égalée dans l’histoire de la musique populaire.
Au-delà de cette nuit mémorable, McCartney et Fela maintiennent une relation amicale durable. McCartney garde un souvenir ému de ces moments partagés avec celui qu’il décrit comme « un chat complètement sauvage« .
Le studio de Lagos
L’expérience nigériane transforme également l’approche musicale de McCartney. Bien que « Band on the Run » ne contienne pas d’influences directes de l’Afrobeat, l’album bénéficie de l’énergie créative puisée dans cette aventure africaine. Enregistré dans des conditions précaires avec un équipement de fortune, l’album devient paradoxalement l’un des plus grands succès commerciaux et critiques de McCartney post-Beatles.
Le studio EMI de Lagos où se déroule l’enregistrement est loin des standards occidentaux. Équipé d’un simple magnétophone 8-pistes Studer et d’une console de mixage défaillante, il manque même de cabines d’isolation vocale. Ces contraintes techniques, loin de décourager McCartney, stimulent sa créativité car Paul est un bricoleur, habitué à retaper lui même sa maison perdue au fin fond de l’Ecosse.
« Je pense que si nous étions restés à Londres dans notre studio habituel, ça aurait pu être un album correct, un bon album, mais le fait d’être dans un endroit étrange, avec des choses étranges qui se passaient, nous n’étions plus que trois au lieu de cinq, nous avons dû nous adapter à toutes ces circonstances et les incorporer dans l’album« , explique McCartney.
Cette expérience lui apprend l’importance de sortir de sa zone de confort et de puiser l’inspiration dans des environnements inattendus. Pour Fela, elle a confirmé que l’ouverture au monde ne signifie pas nécessairement perte d’authenticité. Deux belles leçons.
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