
L’Espagne prépare la plus vaste régularisation de migrants d’Europe depuis une décennie. Un demi-million de sans-papiers vers la légalisation : le pari économique et social de Pedro Sánchez et son impact pour le Maroc et les pays du Sahel.
Le gouvernement espagnol de Pedro Sánchez prépare un texte en matière de politique migratoire. Un projet de loi actuellement en négociation pourrait accorder des papiers à près d’un demi-million de migrants en situation irrégulière, faisant de cette opération la plus vaste régularisation européenne depuis l’initiative italienne de 2020.
Une mesure d’ampleur inédite
Le texte négocié entre l’exécutif socialiste et sa majorité de gauche ressuscite l’Initiative législative populaire déposée en 2021. Cette proposition prévoit l’octroi d’une « autorisation unique pour circonstances exceptionnelles » à toute personne présente sur le territoire espagnol avant le 31 décembre 2024. Selon les estimations gouvernementales reprises par les médias espagnols, cette mesure concernerait approximativement 500 000 personnes.
L’objectif officiel du gouvernement Sánchez s’articule autour de trois axes stratégiques : combler les lacunes du nouveau règlement d’immigration, répondre à la pénurie critique de main-d’œuvre qui frappe l’économie espagnole, et réduire significativement l’économie informelle qui représente une part substantielle du PIB national.
Le Maghreb en première ligne, mené par la communauté marocaine
La communauté marocaine devrait constituer le contingent le plus important de cette régularisation. Les Marocains demeurent la première communauté étrangère d’Espagne avec plus d’un million de résidents officiels, et leur flux migratoire reste soutenu avec 27 700 nouveaux entrants enregistrés au seul quatrième trimestre 2024. Les associations marocaines estiment qu’un tiers des futurs régularisés pourrait être originaire du royaume chérifien.
Cette situation s’explique par l’ancrage historique de cette communauté, dont beaucoup de membres sont installés de longue date mais évoluent encore dans l’économie informelle, faute de contrats de travail. L’ancrage familial et la perspective de stabilisation rendent cette régularisation particulièrement attractive pour cette population. Le gouvernement espagnol y voit également un moyen de sécuriser les transferts d’épargne vers le Maroc, qui dépassent les 10 milliards d’euros annuels, tout en consolidant la détente diplomatique engagée avec Rabat.
Le Sahel, nouvel épicentre des arrivées irrégulières
Un changement de paradigme majeur s’opère dans les flux migratoires vers l’Espagne. Le rapport 2024 du Département de Sécurité nationale souligne que 72% des arrivées par voie maritime proviennent désormais du Sahel, principalement du Mali, du Sénégal et de la Mauritanie. L’année 2024 a établi un record absolu avec 61 372 traversées maritimes, marquant une explosion de 543% pour les seuls ressortissants maliens.
Ces migrations traduisent la fuite des conflits qui ravagent la région sahélienne et l’impossibilité quasi totale d’obtenir des visas européens par les voies légales. Cette population reste largement « invisible » dans les statistiques officielles, évoluant principalement dans l’économie souterraine. La régularisation de ce contingent répond à la saturation du système d’asile espagnol tout en ouvrant un canal légal pour des personnes qui, dans leur majorité, relèvent théoriquement de la protection internationale.
L’Amérique latine : l’irrégularité par voie aérienne
Le profil des migrants latino-américains diffère radicalement des autres flux. Colombiens, Vénézuéliens, Péruviens et Honduriens arrivent rarement par embarcations de fortune. Ils utilisent l’exemption de visa Schengen qui leur permet d’entrer légalement en Espagne pour 90 jours, puis basculent dans l’irrégularité à l’expiration de leur statut touristique.
Les chiffres de l’Institut national de statistiques révèlent que les Colombiens et les Vénézuéliens ont représenté respectivement 43 400 et 30 500 nouvelles installations légales au quatrième trimestre 2024, mais une part significative de ces communautés demeure en situation irrégulière. L’accès à un permis de travail reste complexe malgré la facilité d’entrée, créant cette bascule rapide vers l’irrégularité.
Pour Madrid, la régularisation de ces populations constitue un enjeu économique majeur. Ces travailleurs sont déjà intégrés dans des secteurs clés comme la restauration, la logistique ou les services à la personne, où leur contribution à l’économie espagnole est déjà effective mais non officialisée.
Un contexte politique tendu
Cette initiative divise profondément la classe politique espagnole. La gauche et l’Église catholique soutiennent fermement la mesure, qu’elles considèrent comme un « devoir moral« . À l’inverse, le Parti populaire et Vox dénoncent un potentiel « appel d’air » migratoire et exigent des garde-fous renforcés, notamment la vérification du casier judiciaire et l’obligation de disposer d’un contrat de travail préalable.
Le monde économique pousse quant à lui pour une entrée en vigueur avant l’été afin d’atténuer la pénurie critique de main-d’œuvre dans l’agriculture et le tourisme, deux secteurs stratégiques de l’économie espagnole qui peinent à recruter.
Cependant, le défi administratif s’annonce colossal : gérer 500 000 dossiers en six mois supposerait de tripler les effectifs des préfectures, alertent les syndicats de la fonction publique.
Pourtant, plusieurs éléments plaident en faveur de l’aboutissement de cette réforme. Le marché du travail espagnol fonctionne à plein régime avec un taux de chômage de 11%, son niveau le plus bas depuis 2008. Cette tension sur l’emploi crée une demande structurelle de main-d’œuvre que les flux migratoires pourraient contribuer à satisfaire.
Sur le plan juridique, la jurisprudence européenne laisse à chaque État membre la prérogative de décider de régularisations « exceptionnelles« , offrant une marge de manœuvre légale au gouvernement espagnol.