L’Algérie et le Maroc se disputent l’autorité sur les musulmans de France


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A quelques semaines des prochaines élections des Conseils régionaux du culte musulman (CRCM ), qui détermineront eux-mêmes la composition du bureau national du Conseil français du culte musulman (CFCM), l’Algérie et le Maroc semblent, plus que jamais, déterminés à jouer leur carte diplomatique pour peser sur le scrutin. Avec, cette fois-ci, la possibilité d’un changement de présidence qui se profile en faveur du Maroc.

SaphirNews-2.jpgSi, de l’autre côté de la Méditerranée, on n’apprécie guère le ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, une exception notable subsiste à ce rejet : le devoir d’ingérence. Paradoxalement, sur ce point, le médecin sans frontières du Quai d’Orsay, pourrait se targuer d’avoir quelques-uns de ses meilleurs disciples au Maghreb. Et comme toujours, les élections des Conseils régionaux du culte musulman (C.R.C.M), prévue pour le mois de juin, en sont un bon exemple.

Cela ne surprendra personne, encore moins les observateurs du « fait musulman » en France. Alger et Rabat entendent toujours contrôler leurs ouailles religieuses, pour éviter qu’elles s’égarent, au moment du vote. Pourtant, des changements pourraient bien s’annoncer dans la prochaine donne électorale.

L’Algérie, en position de faiblesse

Ainsi, l’Algérie, en quelques années, a vu son influence politique, auprès des associations cultuelles algériennes, considérablement diminuer. De nombreux responsables religieux locaux, qui ont déjà mené une campagne active en faveur de la Grande Mosquée de Paris (GMP), pour les prochaines élections du C.R.C.M, souvent avec leurs fonds propres, n’ont pas bénéficié du soutien promis par Alger. Résultat : un profond désenchantement qu’ils imputent à une gestion calamiteuse de la question religieuse par la GMP.

« Tout commence il y a environ dix ans. Nous avons eu des acteurs, notamment dans la politique religieuse, qui sont passés d’une revendication nationale, en se mettant en œuvre dans des associations telle que l’Amicale des Algériens en Europe, à une revendication religieuse » témoigne Mohamed K., homme d’affaire proche des milieux consulaires algériens de Marseille.

« L’Amicale, qui était l’équivalent du ministère de la Jeunesse et des Sports français, comportant donc une délégation de service public, avec des déclinaisons régionales et départementales, était censée mener un travail éducatif auprès des populations algériennes et faire émerger une élite, à tout le moins une solide classe moyenne. En détournant les fonds alloués à ces objectifs, l’Amicale a échoué dans cette mission. Cet échec a entraîné une perte de confiance d’Alger qui s’est depuis désengagé, vis à vis de sa politique d’immigration, ce qui s’est traduit par un gel financier de ses subventions. Une mutation s’est alors avérée nécessaire pour un certain nombre de représentants nationaux. En une dizaine d’années, ils sont passés du statut de président de l’Amicale à celui de président ou responsable de mosquée, avec comme stratégie de mettre le religieux au service du nationalisme. Cette stratégie s’est formellement illustrée par la mise en place de la Fédération de la Grande Mosquée de Paris, qui comporte 8 fédérations régionales », explique Mohamed K.

Mais cette mutation, de l’aveu même de ces responsables associatifs, n’aurait pas profité à l’intérêt général. Elle aurait davantage perpétué des logiques de profits et d’intérêts personnels.

De l’intérêt personnel

« Depuis le début de l’année, plusieurs réunions ont été organisées par les services consulaires algériens, dans chaque fédération régionale de la GMP, avec l’ensemble des acteurs associatifs proches de l’Algérie. L’objectif était de réactiver le nationalisme algérien.
Beaucoup d’associations, proches jusqu’à présent de la GMP, ont boycotté ces réunions.
Pour vous donner une idée : jusqu’en 2005, la GMP pouvait bénéficier du soutien d’environ 60 à 80 associations dans les régions Sud, Sud-Ouest, Rhône-Alpes et Nord-Ouest. Dans la plupart des fédérations, près de la moitié de ces associations ne se sont pas présentées à ces réunions. Pour une raison très simple : une bonne moitié de ces personnalités proche de la GMP, des présidents de fédérations ou autres, ont utilisé leurs fonctions pour leurs propres intérêts personnels. Un seul exemple : l’ancien président d’une région importante est, en plus de ses fonctions de recteur de mosquée, président de l’association de certification sur le halal, aumônier général des prisons et futur directeur d’un Centre de formation des imams », ajoute l’homme d’affaire.

Cette logique de profit se serait accomplie au détriment des engagements matériels de la GMP, envers ses soutiens associatifs locaux. Selon Mohamed K : « Aucune des promesses de ces fédérations de la GMP envers ces associations n’ont été tenues, notamment celles d’œuvrer en faveur des carrés musulmans, pour des lieux de culte plus dignes, de répondre aux besoins en imams ou de participer financièrement aux dépenses des associations, alors même qu’Alger a alloué des fonds. Lorsque Sarkozy a parlé de la nécessité d’avoir des imams français, la GMP a étudié la question et la possibilité de procéder à un recrutement local. Son budget a été réévalué, et une enveloppe financière de 250 000 euros a été versée par l’Algérie. Personne ne sait où est parti l’argent. Même chose pour la campagne électorale des CRCM. Le coût moyen par région de cette campagne se chiffre à 15 000 euros. Trois fois rien. Sauf que ce trois fois rien est bloqué au bureau de la GMP. D’ailleurs, si l’on en croit les déclarations de certains responsables de la GMP, le gouvernement français se serait engagé auprès de Rabat pour que le prochain président du CFCM soit marocain. D’où une grande inquiétude d’Alger. »

La conséquence de cette gestion calamiteuse explique la décision de la GMP de suspendre sa participation aux élections, qui pourraient se traduire, pour elle, par un résultat catastrophique. Cette stratégie du boycott, à un mois du scrutin, est une constante chez la GMP qui a toujours jouer la carte de la paralysie (menaces de démissions de la présidence par Boubakeur, dénonciation du poids « fondamentaliste » de l’Union des organisations islamiques de France…), pour mieux négocier sa place, le résultat électoral ne lui permettant plus de conserver sa position historique privilégiée.

En effet, une participation au scrutin, sous le climat actuel de désaffection d’une partie de ses relais locaux, se traduirait par une réduction importante de son collège électoral dans les prochains CRCM. Sa représentation serait largement minorée, ce qui réduirait de facto sa déjà relative audience nationale. N’oublions pas que les élus des CRCM sont les grands électeurs des membres du bureau du CFCM.

Mais ce boycott n’est pas du goût de tous. Abderrahman Ghoul, président CRCM de la région PACA sous les couleurs de la GMP, critique de plus en plus la posture nationaliste du bureau parisien et milite pour un rapprochement local avec l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) et le Rassemblement des musulmans de France (RMF) : « Dans notre région PACA, une alliance unique entre nos trois organisations existe. Elle nous a permis de faire aboutir, ces trois dernières années, des projets de construction de mosquées à Cannes ou à La Ciotat, d’étendre des carrés musulmans et de soutenir des projets d’ouvertures d’écoles privées musulmanes. Chacun des représentants locaux (NDLR : Mohsen N’Gazou pour l’UOIF, Mohamed Moussaoui pour le RMF) a été clair avec sa direction. Nous leur avons dit : laissez-nous tranquille, chaque région a sa particularité et doit avoir sa stratégie. L’enjeu national ne doit donc pas modifier notre alliance, d’autant plus que certains responsables régionaux ne font rien, en terme d’action et ne sont guidés que par leur nationalisme. »

Selon Mohamed K., ce type de contestation, aggravé par la menace de boycott de la GMP, pourrait reconfigurer la mouvance musulmane proche de l’Algérie : « Nombreux parmi ces déçus de la GMP, en particulier dans le Sud, parlent de plus en plus de constituer un autre mouvement national, proche d’Alger, mais distinct de la GMP. Si l’Algérie veut conserver une influence et un réseau de mosquées en France, elle doit changer le personnel dirigeant et faire place aux jeunes générations, car le seul programme politique des actuels responsables départementaux est « il faut faire barrage aux Marocains » ».

Rabat, en quête de reconnaissance

Si la position d’Alger est délicate, celle de Rabat semble s’améliorer. En particulier depuis la fin de l’épisode Fédération nationale des musulmans de France (FNFM), qui a abouti à la formation d’un front anti-Béchari, autour de la constitution en 2006, du Rassemblement des musulmans de France. Avec quelques 250 associations à son actif, le RMF illustre bien la volonté du Royaume chérifien et de son réseau consulaire de peser de tout son poids politique pour se tailler la part du lion, aux prochaines élections.

Il faut dire que depuis quelques années, règne, dans les coulisses du sérail, un soupçon d’inquiétude sur l’évolution européenne de l’islam. D’après le site Mediarabe.info, qui cite le quotidien Al Quds al Arabi, « l’inquiétude des autorités marocaines tient à plusieurs facteurs. Rabat perd le contrôle idéologique et religieux sur la communauté, généralement encadrée par des imams et prêcheurs d’origine proche-orientale. En Espagne, par exemple, où les Marocains constituent 75 à 80% des musulmans, les mosquées sont dirigées par des Syriens ou des Espagnols convertis. Les associations et fédérations des musulmans y sont également encadrées par des Orientaux, et non pas par des Maghrébins. En Italie, le problème est de même nature. »

Selon le site d’information arabe : « Le plus inquiétant pour Rabat est le fait que le Mouvement interdit « Justice et Bienfaisance » a commencé à s’intéresser à ce secteur qui lui est « stratégique ». Avec succès, il a organisé un séminaire au profit des imams issus de ses rangs pour mieux contrôler la communauté en Europe. Désormais, « Justice et Bienfaisance » gère plusieurs mosquées en Espagne et joue un rôle qui devrait revenir aux autorités. D’autres associations à caractère religieux contrôlent certaines mosquées fréquentées par les Marocains, et l’enseignement qui y est dispensé n’est pas systématiquement du goût des autorités marocaines, ni favorable au Maroc. » Et Mediarabe.info d’ajouter : « Or, cette infiltration de la communauté marocaine en Europe aura, sur le long terme, des retombées néfastes sur la stabilité du Royaume. Les Marocains d’Europe pourraient en effet subir un endoctrinement et être manipulés contre la Dynastie et contre le Royaume. Pour faire face à cette menace, Rabat a demandé à ses ambassades et consulats en Europe de lui fournir une liste nominative des Marocains qui occupent les fonctions d’imams, de prêcheurs ou qui président des associations, afin de leur proposer des formations au Maroc avant de les enrôler dans l’encadrement de la communauté en Europe. Cette mesure cible essentiellement les pays qui abritent une importante communauté marocaine, comme la France, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et l’Espagne. »

Dans ce contexte, la France reste une cible privilégiée de l’ingérence marocaine. Comme pour son voisin algérien, la France abrite, en effet, la plus importante communauté marocaine à l’étranger, ce qui explique l’enjeu. Afin de préparer les élections des CRCM, une réunion des 250 associations du RMF, avait déjà eu lieu, à Marrakech, le 23 février dernier. Objectif : aligner les rangs des associations pour éviter le dispersement électoral. Et le ministère religieux des habous du Maroc a aussi mis la main à la poche. Selon plusieurs cadres associatifs des régions Lorraine et PACA, chaque région aurait bénéficié d’une manne de 50 000 euros, pour financer les campagnes électorales.

Certaines régions sont mieux loties que d’autres. Ainsi en est-il de la Lorraine, sous la présidence CRCM d’Amine Nejdi, l’un des cadres du RMF, responsable de l’association UJEC (Union des jeunes pour la culture) et intervenant sur la chaîne de télévision du roi Mohammed VI, à thématique coranique, Assadissa. D’après Mourad, cadre associatif lorrain, l’UJEC bénéficierait d’un soutien financier annuel de près de 400 000 euros, prodigué par Rabat, pour la gestion de ses locaux et de ses activités. Une autre subvention lui est allouée pour la réalisation du site internet Al-wassat.com, qui devrait proposer une traduction de son contenu en sept langues. Un outil de diffusion et de communication indispensable, à l’ère du cyberislam.

Le boycott de l’UOIF ?

Cet effort financier, associé à la relative unité et fidélité des responsables associatifs marocains en vers le royaume chérifien, font du RMF le mouvement le mieux placé, pour remporter ces élections. L’issu du scrutin dépendra en grande partie des jeux d’alliances, notamment au second tour. La stratégie de l’UOIF sera sur ce point décisive, d’autant que quelques cadres associatifs traditionnellement proche de ses rangs, ont choisi de rejoindre ceux du RMF.

Actuel président de l’UOIF, Lhaj Thami Brèze, qui dénonce « l’ingérence étatique française et étrangère sur la campagne électorale des CRCM », nous a confié que son organisation pourrait, à son tour, se retirer du bureau exécutif du CFCM, tout en participant à ses commissions, si la présidence, briguée par Fouad Alaoui, lui était volée, à l’image des scénarios précédents qui ont permis à un Boubakeur, dont la tendance n’arrive qu’en troisième position, d’avoir obtenu deux fois la présidence. « Nous respectons le jeu électoral et les résultats de ces élections, mais nous savons que la France subit des pressions des deux côtés (Algérie et Maroc, ndrl). Nous avons appris que certains consulats appelaient des associations pour choisir leurs délégués, par crainte d’une déviance de leur vote. Pour notre part, nous voulons enraciner l’islam de France dans un cadre franco-français. Nous nous adressons donc aux associations musulmanes en ce sens, pour qu’elles mettent en avant l’appartenance à la fraternité musulmane et non à l’ethnicité. », explique Lhaj Thami Brèze. Le choix des électeurs non affiliés, qui constituent une minorité non négligeable, pèsera également sur le résultat final de cette élection.

Quoi qu’il en soit, ce que retiendront les fidèles musulmans, pour ce troisième scrutin de sa toute jeune histoire, est l’enjeu politique, à la fois intérieur et extérieur, que continue de représenter le CFCM, pour l’ensemble des Etats méditerranéens. Pour ceux qui en douteraient, la récente double visite de Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, à Alger et Rabat, juste avant le début du scrutin, achèvera de les convaincre. Une visite qui prolonge, en un sens, la crise de légitimité qui ne cesse de frapper le CFCM, enfant naturel de la Realpolitik sécuritaire. Avec en fond de toile, la prégnance d’une double conviction quasi séculière de la République française : démocratie et laïcité ne conviennent, décidément pas, aux musulmans.

Fouad Bahri, pour Saphirnews

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