
Alors que la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes met le monde en alerte, le continent africain apparaît à la fois comme l’un des plus durement touchés et comme l’un des plus mobilisés. De Nairobi à Abidjan, des villages sahéliens aux quartiers populaires de Johannesburg, les femmes africaines transforment la douleur en combat politique.
Un continent en première ligne de la violence, mais aussi de la prise de conscience
Les chiffres sont brutaux. Selon l’Organisation mondiale de la santé, un tiers des femmes ayant été en couple dans la région Afrique ont subi au moins une fois dans leur vie des violences physiques ou sexuelles de la part d’un partenaire intime, soit la proportion la plus élevée au monde.
Au niveau global, les dernières données des Nations unies estiment qu’en 2024, 50 000 femmes et filles ont été tuées par un conjoint ou un membre de leur famille. Cela représente en moyenne 137 décès chaque jour, un toutes les dix minutes. L’Afrique présente le taux le plus élevé de féminicides commis par un partenaire.
À ces violences conjugales s’ajoutent d’autres formes de violences spécifiques. Les données de l’ONU Femmes rappellent que chaque année 4 millions de filles subissent une mutilation génitale féminine, et que près des deux tiers de ces cas concernent des pays africains. Mariages précoces, violences sexuelles en contexte de conflit, traite, cyberharcèlement : la cartographie de la violence est multiple et souvent invisible.
Pourtant, la journée du 25 novembre ne se résume pas à une litanie de chiffres. Vue du continent africain, elle est aussi le moment où se donnent à voir les résistances, les marches silencieuses, les campagnes sur les réseaux sociaux, les débats au Parlement, les luttes syndicales et féministes qui bousculent l’ordre établi.
Des rues de Nairobi à Grand-Bassam : la colère des femmes descend dans la rue
En Afrique de l’Est, le Kenya est devenu un symbole de cette mobilisation. Après la mort d’une centaine de femmes en quatre mois, le gouvernement a dû reconnaître la violence basée sur le genre comme “urgence sécuritaire nationale” et promettre une unité de police dédiée, sous la pression de manifestations massives menées par des collectifs féministes. Dans les quartiers populaires de Nairobi, des programmes comme “Cucu Jukinge” (“Mamie, protège-toi”) enseignent depuis des années l’auto-défense aux femmes âgées, signe que la société civile n’a pas attendu l’État pour agir.
Les militantes dénoncent l’inaction politique. « Les hommes politiques kényans sont négligents et ne prennent pas le problème au sérieux » accuse Marion Njoroge de l’ONG MK Defenders, pointant du doigt les défaillances d’un système judiciaire où les dossiers accusent d’importants retards de traitement.
En Afrique du Sud, les vagues d’indignation se succèdent après chaque féminicide médiatisé. La mort d’Olorato Mongale, ancienne journaliste tuée après un rendez-vous galant à Johannesburg, a ravivé la colère face à un pays où plus de 5 500 femmes ont été assassinées en un an, malgré des lois plutôt avancées sur le papier.
À l’autre bout du continent, en Côte d’Ivoire, près de 200 femmes et jeunes filles ont marché à Grand-Bassam pour dénoncer les féminicides et réclamer la reconnaissance de ce crime dans la loi. Elles s’inscrivent dans la continuité d’une tradition de mobilisation féminine qui remonte aux marches contre la colonisation en 1949.
Ces mobilisations locales, souvent peu médiatisées à l’échelle internationale, donnent un autre visage à la journée du 25 novembre en Afrique : celui d’une colère organisée, qui nomme les violences, demande des comptes à la justice, interpelle les chefs d’État et refuse de laisser les féminicides au rang de “drames privés”.
Un arsenal juridique africain en construction : du Protocole de Maputo à une future convention
Contrairement à une idée reçue, le continent africain ne part pas de zéro sur le plan juridique. Dès 2003, l’Union africaine adoptait le Protocole de Maputo, texte pionnier qui consacre les droits des femmes et oblige les États à prévenir, punir et éradiquer les violences basées sur le genre, y compris dans la sphère privée.
Plus récemment, l’Union africaine travaille à une Convention sur la fin des violences faites aux femmes et aux filles, destinée à renforcer et harmoniser les obligations des États en matière de prévention, de protection des victimes, de sanctions contre les agresseurs et de suivi des politiques publiques.
Des pays ont également adopté des lois spécifiques pour encadrer les violences domestiques, le harcèlement, le viol conjugal ou les mariages forcés. Mais dans la pratique, l’écart reste immense entre les textes et la réalité des commissariats, des tribunaux, des campagnes reculées où l’autorité coutumière pèse plus que la loi. L’exemple de la République centrafricaine, qui vient seulement de ratifier le Protocole de Maputo et doit encore adopter une loi globale contre les violences basées sur le genre, illustre ce décalage entre engagements et mise en œuvre.
Pour beaucoup de militantes africaines, la journée du 25 novembre sert aussi à rappeler une évidence : sans budgets, sans formations des forces de l’ordre, sans refuges pour les survivantes et sans indépendance de la justice, les conventions restent des promesses creuses.
Violences, santé et conflits : quand le corps des femmes devient champ de bataille
En Afrique, les violences sexuelles sont aussi systématiquement utilisées comme armes de guerre dans nombre de conflits africains, du Sahel à la Corne de l’Afrique, malgré les engagements internationaux à protéger les femmes en temps de guerre. Elles laissent derrière elles des corps meurtris, des enfants nés de viols stigmatisés, et des communautés fracturées.
Face à cela, des réseaux de cliniques, de centres d’écoute et d’organisations féministes et communautaires offrent accompagnement psychologique, soins médicaux et soutien juridique, souvent avec des moyens dérisoires.
Là encore, la journée du 25 novembre donne de la visibilité à ces acteurs de l’ombre, qui tiennent littéralement la frontière entre survie et effondrement pour des milliers de femmes.
Aujourd’hui, les féministes africaines réclament des choses très concrètes : des lois appliquées, des commissariats où les plaintes sont reçues sans humiliation, des refuges pour quitter un conjoint violent, des programmes d’éducation pour bousculer les normes patriarcales, des statistiques fiables, des budgets dédiés et un véritable suivi des engagements pris à Addis-Abeba, Abuja, Nairobi ou Rabat.
Elles rappellent aussi que la lutte contre les violences faites aux femmes est indissociable d’autres combats : accès à l’éducation, indépendance économique, paix et sécurité, justice climatique et sociale. Tant que la pauvreté, les inégalités et les conflits persisteront, les corps des femmes resteront en première ligne.



