Hacène Belmessous : « La France connaît une guerre civile larvée »


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Journaliste et chercheur indépendant, Hacène Belmessous signe avec Opération banlieue (Ed. La Découverte, 2010) une enquête sur le risque que le pouvoir politique envoie l’armée « pacifier » les banlieues, à la faveur de nouvelles émeutes. Mais au-delà de cette hypothèse, l’auteur dresse le panorama inquiétant de la transformation rampante d’une partie de la population française en un ennemi à soumettre.

Quatre jeunes abattus dans un échange de coups de feu avec les forces de l’ordre. En représailles, trois policiers tombés sous les balles lors d’une embuscade dans le quartier des Saussaies… Pas besoin de chercher, le scénario et le lieu présentés dans le livre d’Hacène Belmessous sont fictifs. Mais chacun de ses interlocuteurs s’accorde à penser qu’une telle situation finira par se produire. Reste alors à savoir si elle déclencherait ce que l’auteur d’Opération banlieues appelle « le scénario de l’inacceptable ». Face à ce que la classe politique percevrait comme une déclaration de guerre, dans le prolongement des émeutes de 2005 et 2007, le Président pourrait en effet décider d’envoyer les forces armées rétablir l’ordre, sans avoir pour cela besoin d’obtenir l’assentiment du Parlement.

Paranoïa ? Pas selon l’auteur, qui explique que depuis le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, « le cadre juridique rend effectives les conditions d’une intervention, dans un contexte politique qui s’y prête ». Le texte de doctrine, acté par le Parlement, impose en particulier à l’armée d’être en capacité de mobiliser 10 000 hommes en cas de situation grave sur le territoire national. Selon ce qu’affirmait en octobre sur France Info le général de division de l’armée de terre Vincent Desportes, il est peu probable que l’hypothèse d’une intervention en banlieue ait été planifiée, car les gradés savent que trop y réfléchir créerait une « tentation » politique. Hacène Belmessous estime dans le même esprit que « l’armée en banlieue ne serait probablement vue que comme un palier supplémentaire dans la politique sécuritaire ».

« Guerre civile larvée »

9782707159120.jpgAfrik.com a rencontré l’auteur d’Opération banlieues dans un café du quartier des Halles à Paris. Posément, Hacène Belmessous expose la façon dont il perçoit une France en « guerre civile larvée », où l’État se prépare chaque jour au pire. Dans le centre de formation de la gendarmerie de Saint-Astier (Dordogne), « des exercices ont lieu pour entraîner à la maîtrise territoriale en préparation d’une guerre urbaine », relève-t-il. Dans un autre centre, à Sissonne (Aisne), ce sont les soldats qui « acquièrent des techniques de contrôle des foules, ce qui n’est pas leur métier à la base ». Un gradé de la gendarmerie interrogé par l’auteur ne se prive d’ailleurs pas de rappeler le massacre de l’hôtel Ivoire, à Abidjan en 2004, lorsque l’armée française s’y est essayée dans le cadre de l’opération Licorne.

Face à l’évolution sécuritaire de leur métier, ces deux corps de métiers connaissent une contestation interne, et un certain nombre de gradés s’exprime à visage découvert malgré le devoir de réserve. Mais ceci ne semble pas vraiment le cas de « la police, qui se sent investie d’une mission » de contrôle du territoire des banlieues, jusqu’à s’y considérer l’acteur central.

Pas de subvention pour la subversion

L’idéologie sécuritaire consacre en effet « un différencialisme social et ethnique, conflictuel par essence et qui tue le politique », analyse Hacène Belmessous. L’auteur explique de la sorte la réaction hostile de la préfecture de Toulouse (Haute-Garonne) à sa venue dans le quartier de Bagatelle le 14 janvier dernier, rapportée alors par « Libé Toulouse » : « J’étais intervenu en centre-ville de Toulouse en novembre [voir le lien en fin d’article, ndlr], mais c’était parmi un entre-soi militant. C’est devenu problématique parce que je suis allé débattre de mon livre dans un quartier populaire, ce que j’estime tout à fait nécessaire », analyse-t-il.

Cette anecdote va dans le sens de l’enquête, qui dénonce la manière dont l’État a fortement diminué sous la présidence de Nicolas Sarkozy son aide financière aux associations de quartier jugées trop « politiques » (interpellation d’élus, mobilisation locale, antiracisme, campagnes d’inscription sur les listes électorale), pour se concentrer sur des organisations considérées moins dangereuses (sport, culture, collectifs de femmes).

Le banlieusard n’est pas entré dans l’histoire

Hacène Belmessous n’hésite pas à relier cette vision des banlieues populaires à la « politique de civilisation » de la IIIe République, exaltée par Nicolas Sarkozy lors de sa campagne présidentielle. Cité plusieurs fois par le candidat en 2007, le maréchal Lyautey, résident général du Maroc de 1912 à 1925, n’appliquait-il pas la stratégie du ralliement des élites locales ?

Mais la comparaison la plus présente avec la France coloniale reste la bataille d’Alger en 1957, dernière intervention militaire sur le territoire national, présente dans la bouche de nombre d’intervenants d’Opération banlieues. En 2009, un « retex » (retour d’expérience) a par exemple eu lieu sur le sujet au centre de Sissonne, après des années de silence en partie dues au souvenir du putsch des généraux à Alger l’année suivante. Pour autant, l’auteur se démarque d’une analyse en termes de néo-colonialisme : « Il y a des analogies claires, mais ce n’est pas la seule grille de lecture à utiliser », résume-t-il.

Le débat par la petite porte

Les enjeux du livre sont lourds de conséquence, mais restent pour l’heure peu discutés dans les médias nationaux. « La banlieue est vue par les journalistes sous l’angle du fait divers, jamais de la politique », regrette Hacène Belmessous. Il est vrai pourtant que le sujet s’invite peu à peu dans le débat public, par la petite porte. Interrogé en novembre par Le Nouvel Observateur sur la position du Parti socialiste (PS) sur les questions de sécurité, François Rebsamen s’est dit « éventuellement » favorable à une intervention de l’armée en banlieue. « Le PS s’est enfermé dans le piège sécuritaire », note l’auteur, très critique de l’attitude du parti.

« Les grands médias pensent que je suis dans la conspiration », soupire Hacène Belmessous, qui liste les grands titres qui ont approché son éditeur La Découverte avant de se rétracter. « Aujourd’hui, ça se passe sur Internet », lui a suggéré un journaliste d’un quotidien national qui avait à l’origine souhaité obtenir les « bonnes feuilles » du livre. « Quelque part, c’est vrai », se réjouit l’auteur, qui y bénéficie d’une assez large couverture, « là, et dans les médias associatifs ».

La rénovation urbaine sous contrôle policier

L’intervention policière dans les décisions d’urbanisme en zones sensibles constitue le point de départ de l’enquête d’Hacène Belmessous. Il apprend alors qu’une commission d’urbanisme a été contrainte de modifier son plan de démolition, dans le cadre de la rénovation d’un quartier HLM. La barre à détruire a été remplacée par une autre sur décision policière, pour faciliter une intervention des forces de l’ordre en cas de « guérilla urbaine ». Un droit d’intervention aujourd’hui « accepté », selon le brigadier-major Jean-Claude Cazaux de la Direction départementale de la sécurité publique de la Seine-Saint-Denis (banlieue parisienne), cité dans l’ouvrage.

Le journaliste du Monde spécialisé sur la banlieue, Luc Bronner, diffère quelque peu dans ses conclusions, moins tranchées que celles d’Hacène Belmessous. Il partage toutefois le même constat d’une rénovation urbaine marquée par la création de conditions favorables aux interventions de maintien de l’ordre, dans son ouvrage La Loi du ghetto :

Lien externe

Une conférence d’Hacène Belmessous, enregistrée le 25 novembre à Toulouse par Radio Girafe (durée : une heure)

Références

Commander Opération banlieues d’Hacène Belmessous, La Découverte, octobre 2010

Commander La Loi du ghetto de Luc Bronner, version poche, Pocket, mars 2010

Photo : Entraînement de la gendarmerie à Saint-Astier, novembre 2009 (Florian Leroy/Flickr – Creative Commons)

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