Fuir Brazzaville : reportage dans les rues de la capitale du Congo


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Autrefois, la capitale du Congo s’appelait « Brazza, la verte ». Les taxis et les bus, depuis toujours, arborent la couleur de l’écologie, comme pour montrer que la capitale de l’élégance africaine, l’ancienne capitale de l’AEF, milite pour la préservation de la nature. Est-ce le cas ? A peine y pose-t-on les pieds qu’on a le sentiment que c’est Brazza, la brune. Bienvenue Au cœur des ténèbres, pour reprendre le titre du roman de Joseph Conrad, dont l’histoire se déroule dans l’autre Congo.

Monter sur les pirogues ou dans les bateaux ; monter dans les foulas-foulas (transports en commun) ou les cent-cent (idem) ; marcher des jours… Un seul objectif : fuir Brazzaville, une ville polluée, insalubre, ténébreuse… « Ici, à Brazzaville, c’est l’enfer, sauf que l’enfer est éclairé », lâche Jean C., un jeune du quartier La Glacière.

Mes amis et moi débarquons à Brazzaville mercredi 23 juin 2010. Après avoir récupéré nos bagages, dans un vacarme de stade, nous montons dans un 4×4. Direction : Bacongo, derrière le célèbre bar dancing La Détente. De Maya Maya au CCF (Centre Culturel Français), le paysage est pittoresque, la route en parfait état. La circulation est fluide. Avant de nous engager sur l’avenue de l’OUA (Organisation de l’unité africaine, devenue Union africaine, ndlr), nous rencontrons l’ex-champion de la paraphrase, le ministre Alain Akoula, dans un 4×4 banal, au côté de son chauffeur. J’avoue que je suis surpris, ou plutôt admiratif devant ce « sapélogue assumé» et « sans façons », comme il me l’avait dit un samedi à Paris.

Nous déposons nos bagages chez notre hôte. Puis, après une bonne douche, nous nous rendons au domicile d’une sommité politique doublée d’un homme de culture. Il nous accueille avec un sourire débonnaire : il nous attendait depuis des jours. Nous parlons de tout et de rien.

Le soir, nous nous rendons au Nénuphar, un restaurant où le Saka-Saka et le poisson sont délicieux. Bientôt, nous ne résistons pas à l’appel de la Primus et la Ngok (des bières). Un taxi alors nous dépose au Renouveau, en bas de l’immeuble City Center. A peine descendons-nous de voiture qu’une jeune femme bondit sur l’un des deux amis. Elle porte un jean délavé et un décolleté qui ferait frémir de désirs un moine en plein carême. Sa ligne est d’une netteté parfaite. Nous sommes abasourdis par cet accueil inopiné. Je l’invite à notre table. Dans un français forgé à coups de marteau, elle nous apprend qu’elle est masseuse. Je lui demande dans quel cabinet exerce-t-elle, Bobette (c’est son prénom) hausse les épaules. En fait, elle vend ses charmes, et elle souhaite montrer à mon ami ce dont elle est capable. Bobette est Kinoise de passage à Brazzaville. Je lui dis en Lingala que ce ne sera pas possible. Elle ne veut rien savoir. Je me tais. Mon ami, lui, en rigole.

Le spectacle qui suit est immonde : des Européens, des Chinois et des Libanais embarquent avec eux dans les taxis et les 4×4 des jeunes filles de 13 à 16 ans, venues de Kinshasa. Et personne ne semble s’en offusquer : les étrangers sont légion à Brazzaville. D’ailleurs, le lendemain, une femme puissante, très proche du pouvoir, nous dira qu’à Brazzaville, mieux vaut être étranger qu’autochtone. La police n’interpelle que les jeunes filles qui envahissent le centre-ville, vite relâchées, mais pas les voyous qui profitent d’une absence de législation pour assouvir leurs déviances sexuelles.

Fracassé par ce spectacle, je demande à mes amis de rentrer. Bobette veut nous suivre, mais mon ami lui dit « non » de la tête.

Vive les 4×4!

Le lendemain, dès 8h, nous retrouvons « notre » sommité. L’homme nous fait monter dans son 4×4. A partir du stade Eboué, nous désirons nous rendre à l’école de peinture de Poto-Poto. Mais la circulation est difficile, pour ne pas dire impossible. Une longue file de 4×4, de foulas-foulas et de taxis roulent à pas d’escargot. De mon siège, je mate uniquement les 4×4, ces automobiles dont le luxe tranche avec la misère ambiante. En deux minutes, je n’en dénombre pas moins de 25. Des Rav4, des Prado et des Hummer, tous flambant neufs.

Le Congo est-il réellement un PPTE (pays pauvre très endetté) ? Je me le demande. Plus tard, notre sommité dit : « Oui, le Congo est pauvre ! Mais certains Congolais sont riches, très riches, et chacun d’eux compte dans son parking au moins trois 4×4. » En France, il m’est difficile de voir autant de 4×4 en une minute. A Brazzaville, sans 4×4, on n’est rien. Tous les ministres ou presque ont délaissé leur 607 pour les 4×4. Bonjour la pollution ! En France, voici ce qui ressort d’une enquête indépendante : « … les 4×4 (sont) en haut du classement des véhicules les plus polluants, quelles que soient les dénégations maladroites de leurs aficionados. Les émissions moyennes de CO2 pour les véhicules neufs tous terrains sont de 232 grammes de CO2 par km, 146 grammes de CO2 par km pour les berlines neuves. Chiffres en main, il est ainsi possible d’identifier à l’aide d’un étiquetage clair et lisible les automobiles les plus polluantes. »

Sur l’Avenue de la Paix (ancienne avenue de Paris), les klaxons se mêlent aux vrombissements des groupes électrogènes et aux décibels du Ndombolo propagé par les bars qui se suivent. Entre les vuvuzelas et le vacarme de cette avenue, il n’y a pas match. En vérité, l’Avenue de la Paix est une avenue de la guerre : une guerre contre le silence ; une guerre pour l’ozone fabriquée par la fumée des taxis, des bus et des grillades ; une guerre en faveur de la poussière et les immondices des caniveaux…

Après avoir visité l’école de peinture de Poto-Poto, nous montons dans un taxi pour les Plateaux des quinze ans. Sur l’avenue Loutassi, les 4×4 aussi défilent. Devant une maison, ils sont fièrement étalés. Je tiens entre mes mains Les Nourritures terrestres d’André Gide, je m’arrête sur un passage : « Que l’importance soit dans ton regard et non dans la chose regardée ! » Au Congo, c’est le contraire : la chose a plus d’importance que le regard… Du coup, seuls trois secteurs économiques fonctionnent à merveille : les stations d’essence (les 4×4 doivent rouler), les groupes électrogènes ; les recharges de téléphonie mobile (il faut exhiber ses téléphones portables. A propos, mon propre père me téléphone toutes les dix minutes pour savoir à quelle heure je vais lui apporter « son » blackberry, alors qu’il a déjà du mal à se servir du téléphone dont il dispose.)

Nous descendons de taxi vers Pama Hôtel. Le sable nous aveugle. Et, aux dires d’un ami, l’avenue Loutassi est demeurée la même depuis un siècle, c’est-à-dire bourrée de sorciers, de féticheurs, de faux pasteurs, de bagarreurs, de femmes infidèles et d’hommes d’une médiocrité foncière. Les résidents de cette avenue ne font aucun effort pour la rendre plus saine. Tous les cinq mètres, on y fait des grillades sur les feux de bois et la fumée y est grandiose. A cause des sorciers, l’avenue Loutassi ressemble à la rue Samba Ndongo – une rue étroite dans tous les sens du terme – Makélékélé. Peut-être vaudra-t-il mieux transférer les habitants de ces deux sentiers maudits à Pointe-Noire, où ils se sentiront plus en phase avec la population de la bruyante capitale économique…

Il est 18h, et la nuit commence à tomber. Mes amis sont fatigués…

Le choc

Ils ne veulent pas sortir ce soir, alors je m’absente. Je rejoins une amie à Ouenzé, dans la rue Kouimba. Autour d’une Primus, nous parlons philosophie et politique. Le Congo a-t-il un avenir ? Je n’ose y répondre. Qu’avons-nous fait durant ces 50 dernières années? Avons-nous bâti des routes, des ponts, des hôpitaux, des écoles? Si oui, notre pays a le droit de fêter ses 50 ans avec faste. Si non…. Puis, tandis que nous nous apprêtons à dîner, soudain les lumières s’éteignent. Un seul mot sort de la bouche de mon amie : délestage. Et, comme elle ne dispose pas d’un groupe électrogène, elle allume des bougies ici et là. La chaleur m’étouffe et, après manger, je sors dans la rue. Il est minuit. Une forte odeur envahit mes narines. C’est que vers le croisement de la rue Kouimba et de l’avenue Miadeka, un homme aux mains gantées décharge sur le sol des matières fécales. C’est un videur manuel de toilettes. Le choc. Non, je ne peux voir ça. Je ne révélerai pas non plus cette scène à mes amis, comme si une pudeur condescendante me l’interdisait.

Je fume cigarette sur cigarette (me polluant les poumons), puis me dit que le maire de Brazzaville ne mérite d’autre sanction que l’oubli. Ne pas prononcer son nom; ne pas lui tendre la main. Boycotter ses réunions. Idem pour les des sept maires d’arrondissement et les Conseillers municipaux. En effet, le maire de Brazzaville excelle plus dans les discours de bienvenue aux Chefs d’Etat étrangers que dans la lutte contre l’insalubrité. S’est-il déjà exporté hors du sentier battu des boulevards, dans les petites rues évoquant l’époque médiévale ? Sait-il ce qu’est la qualité de la vie ?

A défaut d’ignorer le premier magistrat de la ville, il faudra raser Brazzaville, puis bâtir une nouvelle ville. Ma ville natale me fait mal, et je n’éprouve de plaisir qu’à Kintélé, où mes amis et moi sommes invités pour un « déjeuner sur l’herbe ». Les quelques visages que je vois ici sont gais ; enfin je rencontre de belles jeunes femmes en pagne, contrairement à Brazzaville…

La misère

Le jour suivant, tôt le matin, je me rends seul au centre-ville. Devant l’agence d’Air France, un militaire m’apostrophe. Il me dit qu’il était de garde cette nuit, et qu’il veut retrouver ses pénates, à Massengo. Je veux savoir où est le problème. Il m’avoue qu’il a besoin de 300 Fcfa. Je lui tends une pièce de 500 Fcfa, alors que je n’ai pas de quoi payer moi-même un taxi. Le jeune militaire sursaute, remercie Dieu, puis se sauve. Je tombe des nues : pas à un mot pour mon geste.

Plus loin, je discute avec une vendeuse de cigarettes à l’unité, d’arachides et de bonbons. Elle me raconte qu’elle est titulaire d’une Maîtrise en économie mais qu’elle ne vit pas de son diplôme. Par jour, elle gagne à peu près 4500 Fcfa. Elle dépense 4000 pour la popote, glisse dans une boîte une pièce de 500Fcfa. La survie, donc. J’essuie une larme. Vite, je dois fuir Brazzaville, cet abattoir d’espoir.

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