Frankito : « De la légèreté tout en donnant à réfléchir »


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Un fin jouisseur qui se transforme en détective privé afin de prouver son innocence. En toile de fond des aventures du truculent Albert Gouti, le personnage principal de L’homme pas Dieu – le dernier roman de Frankito publié chez Ecriture –, l’esquisse d’une société guadeloupéenne en lutte avec ses démons. Lecture entre les lignes avec son auteur.

Salin.jpgFranck Salin, alias Frankito, est journaliste, écrivain et cinéaste. Il quitte la Guadeloupe, où il a grandi, à 18 ans pour les bords de Seine. Ses études : lettres supérieures et histoire (il est spécialiste de l’esclavage dans les Antilles françaises). Quant au journalisme, il viendra à lui. Encore sur les bancs de la fac, Frankito devient pigiste à Radio France International (RFI). Afin de perfectionner son apprentissage journalistique, il décide alors de s’inscrire dans une école. Ses stages d’étudiant en journalisme l’amènent, eux, à découvrir l’univers des maisons de production. Le jeune homme se découvre une nouvelle vocation : la réalisation. Mais il publiera d’abord un premier livre en 2000, Pointe-à-Pitre – Paris aux éditions L’Harmattan. Entre ses romans et ses films, Frankito a collaboré à Radio France Outre-Mer (RFO), dirigé la rédaction du quotidien panafricain en ligne Afrik.com, de même que celle du mensuel A+Mag dont il a participé à la création.

Afrik.com : Les mésaventures d’Albert Gouti sont un prétexte pour évoquer pêle-mêle les maux qui minent votre île : le chômage notamment des jeunes, le pouvoir des entrepreneurs blancs et des exploitants de la banane antillaise concurrencée par celle de l’Amérique Latine, les méfaits du chloredécone, le racisme anti-haïtien né avec une nouvelle immigration souvent clandestine, la toxicomanie, le sida…

Frankito :
Depuis plusieurs années, je voulais parler de la Guadeloupe et des difficultés auxquelles elle est confrontée. J’ai essayé de les toucher du doigt sans pour autant donner de leçons et être rabat-joie. Le chômage, la délinquance et beaucoup de problèmes génèrent de vraies inquiétudes. Et en temps de crise, malheureusement, la xénophobie refait surface. Le déclic s’est produit en 2005 lors d’un séjour en Guadeloupe.

Afrik.com : Votre livre, tout en abordant des sujets très lourds, est parfois hilarant. Albert Gouti ne perd jamais son humour, même dans les situations les plus délicates…

Frankito :
Je voulais de la légèreté tout en donnant à réfléchir. L’humour et le rire permettent de dédramatiser. Le personnage d’Albert Gouti collait bien à mon objectif. Voir ce beau gosse égoïste, qui vit bien, trébucher ne peut qu’ a priori faire rire le lecteur. L’homme pas Dieu est un roman policier doublé d’une satire sociale qui se déroule en douceur. « Dan ka ri mizè », dit un proverbe créole. Traduction littérale : « Les dents se moquent de la misère », autrement dit, des problèmes, il vaut mieux en rire qu’en pleurer.

Afrik.com : L’homme pas Dieu, c’est aussi une chronique des sentiments anti-blanc et anti-haïtien qui règnent parfois en Guadeloupe ?

Frankito :
Ces sentiments ont évolué. En 2005, lors de mon séjour sur l’île, j’avais constaté que revenaient sans cesse dans les discussions des propos dénigrant les Haïtiens. Dans les années 90, le sentiment haïtien était porté par un animateur de télévision, Ibo Simon. Il a symbolisé ce discours dans lequel beaucoup de gens se sont retrouvés parce qu’il répondait à une angoisse. D’autres ont repris cette rhétorique xénophobe. Il perdurera tant que les problèmes de fond ne seront pas réglés. Quant au racisme anti-blanc, ce discours était porté par certains indépendantistes quand j’étais enfant. Ces derniers pensaient que les Blancs devaient quitter la Guadeloupe. En 2009, les mouvements pour dénoncer la vie chère ont mis à jour ce discours, dénonçant le fait que les Blancs sont aux commandes des plus grandes entreprises de l’île et de la haute administration.

Afrik.com : Albert Gouti n’est pas raciste, il a un travail intéressant, une bonne situation…

Frankito :
Albert n’est ni raciste ni xénophobe. Bien au contraire, il a une conscience aigüe de ce qui se passe dans son île. Mais c’est un épicurien misanthrope. Il a décidé de profiter au maximum de la vie : les femmes, le luxe, la bonne bouffe, les belles voitures… en espérant que rien ni personne n’entravera cette jouissance. Il n’a ni enfant ni épouse et se tient loin des problèmes de sa famille. Pourtant, la petite bulle qu’il s’est créée éclate. Si message, il devait y avoir dans ce livre, ce serait de dire qu’il vaut mieux faire face aux problèmes que de les ignorer. Car tôt ou tard, ils viendront à vous.

Afrik.com : Sans complexe, Gouti refuse aussi de se faire enfermer, comme vous dites dans le livre, dans le schéma « dominants, dominés, vainqueurs, vaincus, Blancs, Noirs » quand son entourage, lui, n’y échappe pas…

Frankito :
L’homme pas Dieu, adage créole que l’on pourrait traduire par « à l’impossible nul n’est tenu », c’est éventuellement l’endroit où il faut mettre le curseur. Les Antillais sont pour la majorité des descendants d’esclaves africains et de colonisés. Marqués par ce passé, nous avons un perpétuel besoin reconnaissance, de montrer que nous avons de la valeur. En psychologie, c’est ce que l’on appelle la « faille narcissique ». En même temps, il faudrait qu’on arrive à se construire collectivement, à vivre dignement comme on y aspire. Il faut être conscient que c’est un travail difficile qui prendra du temps. On a besoin d’assumer notre lourd héritage et de trouver des remèdes pour guérir nos blessures et dépasser nos complexes.

Afrik.com : De quoi vous êtes-vous inspiré pour donner vie à votre héros ?

Frankito :
Du vécu et de l’imaginaire. Albert Gouti est un trentenaire guadeloupéen, je connais bien mon sujet (sourire). Mais il y a toute de même une grande part d’imagination.

L’Homme pas Dieu : l’histoire

Une partie de jambes à l’air interrompue par la police un dimanche matin. C’est face à ce désagrément que se retrouve le fringant trentenaire Albert Gouti. Le professeur de sciences physiques et heureux membre de la Fonction publique française doit se transformer en fin limier pour prouver qu’il est innocent des meurtres dont il est accusé. Au fil de son enquête, c’est une carte socio-économique de son île, la Guadeloupe, qui se dessine. Humour et auto-dérision pimentent les confidences et les réflexions du héros de L’homme pas Dieu dont l’ennemi le moins inoffensif n’est autre que Nestor, un cabot malicieux hérité de l’une de ses ex. Frankito a créé un personnage, en phase avec son époque, qui refuse d’être « un mako intégral » (un mec sérieux, le chef de famille idéal). Dans une langue, souvent très fleurie grâce notamment à l’utilisation d’expression créoles, le romancier livre avec acuité un portrait tout en nuances des malaises et des contradictions de la société guadeloupéenne. L’homme pas Dieu est une incursion insulaire à la fois grave, haletante et désopilante, une invitation à découvrir une île dont on ne retient que trop souvent la carte postale.

Afrik.com : Vous êtes l’auteur de la première pièce en créole qui a été présentée à la Comédie française, Bòdlanmou pa lwen. On retrouve dans votre dernier livre encore des mots et des expressions créoles. La valorisation du créole vous est chère ?

Frankito :
Le plus important dans mon roman, ce ne sont pas les mots en langue créole mais le rythme. L’idée, c’était de me rapprocher de la façon dont s’expriment les Antillais et d’adapter à l’écrit cette construction tout en digression que développent souvent les conteurs et « blagueurs » créoles. Lorsque j’étais enfant, des conteurs tels que Denis Laquitaine, Moïse Benjamin, alias Benzo, m’ont marqué, de même qu’Elie Pennont, qui, dans son spectacle Un ladja de paroles, a poussé très loin cette technique de narration digressive. Cette façon de faire relance le récit et ravive sans cesse l’intérêt des auditeurs.

Afrik.com : Que lisez-vous et quels sont les auteurs qui vous ont marqué ?

Frankito :
Je dévore tout ce qui me tombe sous la main. Dans le bon comme le moins bon, on découvre des choses intéressantes… Pour citer des noms d’écrivains qui m’ont marqué, je dirai Gabriel García Márquez, Maryse Condé, Patrick Chamoiseau, Louis-Ferdinand Céline qui m’a subjugué par sa puissance narrative, Amadou Kourouma…

Afrik.com : Vous n’êtes pas seulement romancier. Vous êtes aussi dramaturge, journaliste et cinéaste. Comment arrivez-vous à concilier tout cela ?

Frankito :
C’est un ensemble cohérent. Quand me vient une idée, l’envie de créer un objet, peu importe que ce soit un roman, une pièce de théâtre ou un film. Il ne faut pas mettre de barrière à son envie de créer d’autant que toutes ces formes artistiques ont en commun la maîtrise de l’écriture.

Afrik.com : Quels sont vos projets ?

Frankito :
Je suis en train de réaliser un film sur le gwoka, la musique traditionnelle de la Guadeloupe. C’est un thème que j’ai déjà traité dans un précédent documentaire, L’appel du tambour. Je me consacre également à mon prochain livre. C’est une course de fond (sourire).

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