Ngũgĩ wa Thiong’o, l’auteur qui écrivait pour les vivants, s’est éteint à 87 ans


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Ngũgĩ wa Thiong'o
Ngũgĩ wa Thiong'o

L’écrivain kényan, qui avait choisi d’abandonner l’anglais pour écrire en kikuyu et incarnait la décolonisation des esprits, est décédé mercredi 28 mai à Buford (Géorgie). Figure majeure de la littérature africaine contemporaine, il laisse une œuvre traduite dans près de 40 langues et quatre enfants eux-mêmes écrivains.

Le monde des lettres africaines est en deuil : l’écrivain, dramaturge et universitaire kényan Ngũgĩ wa Thiong’o est décédé mercredi 28 mai, à l’âge de 87 ans, dans sa résidence de Buford (Géorgie, États-Unis). « C’est le cœur lourd que nous annonçons le départ de notre père ; selon son vœu, célébrons sa vie et son œuvre. Rîa ratha na rîa thŭa. Tŭrî aira ! », a écrit sa fille Wanjiku wa Ngũgĩ sur Facebook, empruntant au kikuyu une formule mêlant joie et tristesse.

Dans un message publié sur X, le président kényan William Ruto a rendu hommage à « ce géant des lettres kényanes qui a posé définitivement sa plume » et dont l’audace « a marqué de façon indélébile notre façon de penser l’indépendance et la justice sociale ». Des universitaires, écrivains et militants du continent et de la diaspora ont aussitôt relayé des témoignages similaires, rappelant l’impact transgénérationnel de son œuvre.

De Limuru aux scènes mondiales

Né en 1938 à Kamiriithu, Limuru, Ngũgĩ – alors James Ngugi – grandit dans l’ombre de l’insurrection Mau Mau contre la colonisation britannique, un conflit qui nourrira son premier roman, Weep Not, Child (1964). Dès la fin des années 1960, il s’impose comme la conscience critique du Kenya post-indépendance.

La création participative de sa pièce Ngaahika Ndeenda (Je me marierai quand je voudrai, 1977) lui vaut un an de détention sans procès ; la troupe populaire qui l’interprète voit même son théâtre rasé par la police. Menacé par le régime de Daniel arap Moi, l’auteur s’exile en 1982, enseigne à Yale puis devient professeur émérite à l’Université de California, Irvine, sans jamais cesser d’écrire.

« La langue porte la mémoire d’un peuple »

À partir des années 1980, Ngũgĩ renonce à l’anglais – langue « importée » – pour écrire en kikuyu. « Language, any language, has a dual character: it is both a means of communication and a carrier of culture. » (« Toute langue est à la fois un moyen de communication et le véhicule d’une culture »), écrit-il dans son essai majeur Decolonising the Mind (1986). Pour lui, la libération politique ne peut se dissocier de la libération linguistique.

Revenu au Kenya en 2004, l’écrivain demeurait attentif aux dérives autoritaires : « The consequences of 22 years of dictatorship are going to be with us for a long time and I don’t like to see us returning to that period, » confiait-il à Reuters en 2007. Ses romans – A Grain of Wheat, Petals of Blood, Devil on the Cross (écrit sur du papier hygiénique en prison) – sont autant de fables politiques dénonçant l’alliance entre néocolonialisme et élites locales.

Héritage et transmission

Souvent pressenti pour le Nobel, Ngũgĩ laisse une œuvre traduite dans près de 40 langues et quatre enfants eux-mêmes écrivains. La famille a annoncé que des « célébrations de vie » seront organisées dans les prochaines semaines.

Comme il le souhaitait, ses admirateurs ne se contentent pas de pleurer : lectures publiques, performances de Ngaahika Ndeenda en plein air et hashtags #CelebrateNgugi se multiplient déjà, preuve que la parole du défunt continue de circuler – en kikuyu, en anglais et bien au-delà – « comme une banque de mémoire collective » pour reprendre ses mots.

« Écrire, c’est refuser le musée ; j’écris pour les vivants » – Ngũgĩ wa Thiong’o, entretien 2020.

En ces temps de crises et de remises en cause, l’œuvre de Ngũgĩ rappelle que la littérature peut être, à parts égales, un miroir et une arme : le miroir d’une histoire déchirée, l’arme d’une imagination capable de la réparer.

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