Emeutes au Maghreb : le chômage et l’incurie des Etats pointés du doigt


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Les violents affrontements entre les autorités et les habitants de Sidi Ifni au Maroc ces derniers jours ou encore ceux de Redeyef dans le sud-ouest tunisien mettent en lumière les mauvaises conditions de vie de millions d’habitants de la région. Deux coupables : le chômage et la précarité. Cependant, les répressions des autorités ne contribuent pas à calmer la situation.

Kchachoua.jpgSidi Ifni au Maroc, Chlef en Algérie ou encore Redeyef en Tunisie… Les récentes émeutes, durement réprimées par les autorités, dépeignent une triste réalité. Les chiffres officiels du chômage parlent d’eux-mêmes. Ils s’élèvent respectivement au Maroc, en Algérie et en Tunisie à 9,7% 13,8% et 14,1% en 2007. Mais pour Kamel Chachoua, ces chiffres sont « en deçà de la réalité » et ne prennent pas en compte le réel malaise social du Maghreb. Le chargé de recherche à l’Institut de Recherche et d’Etudes sur le monde arabe et musulman (IREMAM) explique, pour Afrik.com, le mal-être de millions de Maghrébins d’aujourd’hui, les réactions inadaptés des autorités et les conséquences du chômage sur une société en pleine métamorphose.

Afrik.com : Comment expliquez-vous les chiffres élevés du chômage alors même que certains de ces pays sont économiquement en bonne santé ?

Kamel Chachoua :
Je n’ai jamais pris compte des statistiques émises par les gouvernements car les chiffres que l’on dispose sont certainement en deçà de la réalité et sont faussés car la précarité est très forte. Un cas concret : un directeur d’école, alors qu’il n’a pas un salaire mirobolant, n’a pas le droit de toucher des allocations pour ses enfants. Cependant, son voisin, déclaré chômeur, va les toucher alors même qu’il vit nettement mieux grâce au travail au noir. Ces situations absurdes ne sont pas prises en compte dans les chiffres. On ne peut donc pas les utiliser car ils ne veulent pas dire grand-chose.

Afrik.com : Il n’en demeure pas moins que le chômage reste élevé en Afrique du Nord…

Kamel Chachoua :
Bien entendu. D’abord parce l’offre de travail est nettement inférieure à la demande compte tenu de la démographie. Et quand les offres existent, les gens les refusent car elles sont ingrates, infaisables et viennent s’imposer à eux. Les jeunes ont d’ailleurs plus tendance à refuser ces types d’emploi que les autres catégories de personnes. De plus, les salaires proposés ne permettent pas toujours de faire vivre la famille. Le chômage est malheureusement structurel au Maghreb et les Etats ne peuvent faire grand-chose sauf à changer tout leur système hérité de l’ère coloniale… Mais cela se révèlerait catastrophique.

Afrik.com : Les manifestations, ou émeutes, qui ont eu lieu en Tunisie et au Maroc récemment sont-elles le fruit du seul chômage ?

Kamel Chachoua :
Je parlerais plutôt d’émeutes car elles sont spontanées au départ et ne sont pas organisées sur une thématique en particulier. Plus que le chômage, elles découlent d’abord d’un profond malaise social et d’un sentiment d’injustice en raison du fort taux de corruption et du népotisme. Il ne s’agit plus seulement de jeunes chômeurs qui vont protester mais des femmes, des retraités, des travailleurs précaires. Malheureusement, beaucoup savent bien, par pessimisme, que le problème pour lequel ils sont dans la rue ne se réglera pas dans les mois ni même dans les années à venir. Alors ils essaient de tenir le plus longtemps possible, comme en Tunisie, pour tenter de faire fléchir les autorités. Pour l’instant, sans succès.

Afrik.com : Mais pourquoi les Etats se sentent obligés de réprimer ces protestations ?

Kamel Chachoua :
Dès qu’il y a émeute, l’Etat est obligé de démontrer sa force et montrer qu’on ne peut pas faire tout ce qu’on veut. Dans le cas contraire, ça pourrait être la porte ouverte à leur perte. C’est donc devenu un automatisme étatique. La Tunisie est de loin la plus répressive des pays du Maghreb car la misère sociale s’est accentuée alors même que le pays est l’un des plus développé du continent sur le plan économique. L’Etat veut aussi conjurer la violence islamiste. La société, qui croyait que l’ennemi n’était qu’extérieur, découvre ces dernières années que le danger peut venir du voisin. L’Etat veut contrôler chacun des actes qu’ont lieu dans son territoire, ce qui revient à suspecter tout le monde sans distinction. Pour sa propre sécurité, elle lance donc des répressions générales et aveugles. Les autorités qui répriment se trouvent face à leurs échecs et sentent que ces manifestations visent d’abord le pouvoir plus que les revendications pour lesquelles les gens sont descendus dans la rue.

Afrik.com : N’est-ce-pas être paranoïaque que d’agir ainsi ?

Kamel Chachoua :
Bien sûr. Mais les Etats craignent les soulèvements et les insurrections d’un jour comme ce fut le cas en 1988 en Algérie. Une petite manifestation peut parfois tout renverser. Mais l’Etat ne sait pas comment affronter autrement le problème du chômage car c’est toute une économie à revoir.

Afrik.com : Le chômage au Maghreb explique-t-il la forte émigration ?

Kamel Chachoua :
Oui. Les jeunes en particulier cherchent d’abord un travail à l’étranger. Puis leurs choix se dirigent vers les compagnies étrangères installées dans leur pays car c’est nettement plus intéressant que de travailler dans une entreprise nationale. Enfin, les gens préfèrent s’engager dans des professions libérales plutôt que dans la fonction publique qui est moins rémunérée et plus démunie en termes de prestations sociales et d’avantages. Cependant, les gens ont de plus en plus de mal à vivre de leurs initiatives personnelles et davantage dans les grandes villes en raison de la flambée des prix actuelle. L’identité d’une personne au Maghreb passe aujourd’hui par le travail, la fiche de paie est devenue une pièce d’identité presque incontournable. Avec la hausse de la scolarisation, travailler est encore plus important. Ce qui est intéressant, c’est que les sociétés du Maghreb découvrent que les phénomènes sociaux qui se passent à l’étranger se déroulent en ce moment chez eux.

Afrik.com : Que voulez-vous dire ?

Kamel Chachoua :
Auparavant, on ne parlait pas de chômage. Les gens qui ne travaillaient pas n’étaient pas aussi marginalisés qu’aujourd’hui. Les sociétés arabes ont pris conscience du chômage et donc du travail car être chômeur aujourd’hui, c’est avoir une vie sociale impossible. Ne serait-ce que pour se rendre en ville ou se payer un petit café relève de l’impossible. La crise du célibat – particulièrement masculin – n’a jamais été aussi forte au Maghreb qu’aujourd’hui, ce qui engendre une crise sociale importante. Les femmes travaillent de plus en plus. Le système de solidarité familiale, qui permettait aux personnes âgées de vivre décemment grâce aux membres de la famille, commencent à s’effacer. Le phénomène de prostitution et de proxénétisme est plus important… Cependant, tout ceci n’est pas le produit de la libéralisation des mœurs comme c’est le cas en Europe mais le fruit du chômage. Le système traditionnel ne s’est pas complètement éteint, c’est ce qui sauve ces sociétés pour le moment. Mais jusqu’à quand ?

Afrik.com : Alors que font les autorités pour tenter de diminuer le chômage ?

Kamel Chachoua :
Les Etats ont tout intérêt à ce que leurs populations prospèrent car paupérisation signifie islamisation. Le radicalisme religieux est le propre des milieux populaires. Quelques politiques sont mises en place comme en Algérie où l’Etat a instauré une bonne politique d’aide à l’entreprise. Des crédits à bas taux d’intérêt et des aides sont octroyés à ceux qui veulent se lancer dans la création d’entreprise. Pourtant, les gens ne veulent pas prendre de risque. Alors ils font tous les mêmes activités au même endroit. Seulement, quand l’économie s’écroule, c’est tout le monde qui est touché ! De plus, il n’y a pas de réinvestissement économique. On travaille pendant trois ou quatre ans pour préparer son mariage puis d’autres années pour obtenir un logement et ainsi de suite. Les bénéfices qu’obtiennent les travailleurs vont dans la consommation. Cette réalité est présente dans ces pays mais ils ne traitent pas de la même façon le problème du chômage car les ressources et donc les moyens sont différents.

Afrik.com : Quelles solutions proposez-vous pour réhabiliter l’image du travail et résorber le chômage ?

Kamel Chachoua :
Réhabiliter le travail, c’est réhabiliter la société toute entière. Et le chômage ne se résorbera pas avant longtemps. C’est très grave mais en même temps c’est tant mieux car, à l’avenir, la multiplication des problèmes sociaux permettra aux populations d’être plus crédibles dans leurs revendications et d’obtenir des droits politiques par des revendications socio-économiques. C’est un espoir politique qui se présente. A mon avis, il faut rendre au travail et à ceux et celles qui le font toute sa dignité, mieux payer les travailleurs ou encore créer une culture du travail plus crédible. Les jeunes découvrent le travail par le chômage et c’est propre à la société du Maghreb. Cependant, réprimer le travail au noir n’est pas la meilleure des solutions car l’économie informelle prend une grande place au Maghreb. Dans les faits, on ne peut discuter sérieusement du chômage et des revendications actuelles des chômeurs que si une réflexion globale sur la société est engagée.

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