Elisabeth Kontomanou : « Le jazz, c’est la musique classique américaine »


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Elisabeth Kontomanou
Elisabeth Kontomanou

Elisabeth Kontomanou sort son cinquième album, Brewing the blues (Nocturne). Une œuvre très intimiste, enracinée dans le blues et un passé douloureux.

Il y a dans sa voix du Billie Holliday, et la gravité – à tous les sens du terme – qui ne vient qu’à ceux qui ont vécu le désespoir au plus profond d’eux-mêmes. Et c’est cette douleur – et sa capacité à la transformer en émotion musicale poignante – qui fait le jazz depuis ses origines, jazz des origines dont Elisabeth Kontomanou se réclame. La douleur, Elisabeth l’a vécue, car, « enfant de la Dass » comme elle le dit, née d’un père musicien guinéen qui ne s’en occupera pas et d’une mère grecque qu’elle perd toute petite, elle a été élevée dans une famille d’accueil. Seule petite métisse dans le quartier de Lyon où elle vit, elle est victime du racisme des gosses, dans cette France des années 60 peu mélangée. Et c’est dans la musique que la petite fille trouvera son salut.

L’artiste, qui s’est produite dans les meilleurs clubs de jazz de New York, Blue Note ou Village Vanguard, a été élue “Meilleure vocaliste jazz” aux Victoires du jazz en France en 2006, et elle sort aujourd’hui son cinquième album : Brewing the blues (Nocturne). Sur son site myspace, en ce mois de novembre 2008, Elisabeth a mis deux vidéos: le discours d’Obama, le 4 novembre 2008, et celui de Martin Luther King, “I have a dream”, du 28 août 1963… Elle nous a accordé un entretien.

Afrik.com : Sur la pochette de votre album, vous écrivez “Je n’ai jamais touché le jazz ni même vu de près. C’est seulement à travers son écho que j’ai pu l’apercevoir”: que voulez-vous dire?

Elisabeth Kontomanou : Je ne suis pas née à l’époque du jazz, je n’ai jamais vu Louis Armstrong sur scène, je n’ai jamais parlé avec Ella Fitzgerald… Et pour moi le jazz c’est une période bien précise. Ca s’arrête juste avant les années 50. Tout ce qui vient après, pour moi ce n’est pas du jazz. J’ai toujours beaucoup aimé improviser, et au début j’ai fait du free jazz. Puis je suis arrivée aux racines de cette musique, aux gens qui l’ont inventée, et aujourd’hui c’est cette musique qui m’intéresse. La musique que j’aime c’est toute la musique noire américaine, à partir du blues, et même celle d’avant, quand il n’y avait que des chants sans instruments. Pour moi il n’y a rien eu de mieux en musique afro-américaine depuis cette musique des origines. Ca a été un moment où les gens s’exprimaient pour vraiment raconter quelque chose. C’était une révolte souterraine, et cette musique porte un énorme message. Par exemple, dans les morceaux de gospel, on parle beaucoup de la mort, des conditions de vie très dures, de l’esclavage, de Dieu, de la fatigue,…C’est une musique qui a un sens, un message, dans lesquels je me retrouve.

Votre dernier album est composé de chansons de blues, intimistes…

J’ai repris des chansons des années 20 et 30, qui ont été d’abord chantées par des artistes qui ne sont jamais sortis de l’ombre, et qui ont été popularisées par Billie Holliday, Ella Fitzgerald et Louis Armstrong. Certaines faisaient partie de revues musicales de l’époque. Ce n’est pas le blues qui est né dans les champs de coton, c’est le blues plus tardif.

Dans l’album on entend votre plaisir à chanter en anglais. Vous imaginez-vous chanter du jazz dans une autre langue?

Non. Le jazz ce n’est pas l’espagnol, le russe, ou le français: c’est comme si vouliez jouer du jazz avec une cithare…

Il y en a qui le font…

C’est vrai. Mais si demain quelqu’un reprend Mozart avec un ‘oud, ce ne sera plus de la musique classique. Parce que le jazz, les gens disent “ça continue”, mais non: ça ne continue pas. Il y a eu une période, le jazz, après il y a eu le free jazz, et même si on dit “le jazz français”, “le jazz européen”, ça n’existe pas pour moi. Voyez, en musique classique on ne tolérerait pas le traitement qu’on fait au jazz des origines, mais en jazz tout le monde le tolère parce qu’on s’en fout, ça représente un public tellement restreint… Alors que moi j’ai du respect et une profonde admiration pour les gens qui sont à l’origine de cette musique, pour ce qu’ils ont créé, et j’ai envie de respecter ça à la lettre. C’est la musique classique américaine.

Donc ce répertoire est devenu le vôtre, comme pour une chanteuse lyrique le répertoire classique…

Oui, et il y a encore beaucoup de choses à faire. Il y a beaucoup de musiques qui étaient connues à cette époque et qui se sont éteintes. En ce moment j’écoute beaucoup Mae Rainey, Bessie Smith, Sister Rosetta Tharpe…

Dans l’album vous rendez hommage au Sunside, club de jazz où vous chantez ce soir. C’est difficile de trouver une scène à Paris?

Il y en a peu. Il y a aussi les salles de concerts, mais ça n’a rien à voir avec les clubs de jazz. Moi je rêve de clubs de jazz comme aux origines du jazz, ça s’appelait les Duke joints, c’étaient des petites cabanes dans les champs, où tout le monde se retrouvait pour jouer de la musique. Aujourd’hui les clubs deviennent comme des salles de concert, mais le club ça devrait être un endroit où on peut passer toute la nuit, où les gens prendraient leur temps, ça devrait s’éterniser dans la nuit, c’est là où les créations se font. Si les clubs ferment trop tôt, et si les musiciens sont forcés de payer une entrée, on ne va jamais s’en sortir.

Comment êtes-vous venue au jazz?

Je suis née en France, et j’ai très vite arrêté l’école, pour chanter. Je chantais de la musique afro-américaine. Mais ma première découverte musicale, ça a été Maria Callas, à l’âge de 3 ans. C’était dans le poste de télévision, comme on disait à l’époque, dans les années 60. Je suis tombée en admiration, et j’ai su que c’était un appel. J’ai été vraiment choquée, frappée par elle, et je voulais devenir chanteuse lyrique. J’étais orpheline, et il n’y avait personne pour entendre que je voulais devenir chanteuse, mais j’ai persévéré. Ensuite j’ai découvert la musique afro-américaine, et j’ai beaucoup écouté de musique. J’ai beaucoup cherché la musique, et elle m’a trouvée après, mais je l’ai cherchée. Pour moi, la musique afro-américaine, c’était une identification. En France à l’époque il n’y avait pas de musique africaine, même si j’ai découvert ensuite qu’il y avait quand même, dans ces années 70, des musiciens africains et antillais à Paris. Mon père était musicien. C’était un saxophoniste de jazz qui vivait à Paris dans les années 70, il s’appelait Joe Maka, il venait de Guinée. Je ne l’ai pas connu mais quelque part, j’ai hérité de lui… Il venait d’un peuple de musiciens en Afrique, les Vili (ethnie d’Afrique centrale, ndlr).

Vous êtes donc une petite fille solitaire…

Oui, et j’écoute beaucoup de musique, à la radio. Un autre choc ça a été Stevie Wonder, quand j’avais dix ans. Stevie est devenu une idole – et il le reste. En plus c’était une référence pour moi, parce que j’étais noire, lui aussi. Dans ces années 60 être noir en France c’était une catastrophe. Il n’y avait pas de noirs. Moi j’étais isolée. C’était difficile en tant qu’enfant parce que j’ai vraiment souffert du racisme. Mon disque précédent, Back to my groove, est un disque très autobiographique, et dans la chanson “What a life” je parle de mon enfance, j’explique qu’a cette époque-là comme je n’avais pas d’amis, et que j’étais toujours toute seule , j’ai commencé à inventer des chansons. Dès l’âge de 8 ans. Cette chanson décrit le monde dans le quel je vivais. Je pensais “le monde ne peut pas être que comme ça, il doit y avoir autre chose!”. Et je pense que beaucoup de gens à mon époque ont vécu ça.

Vous vivez en Suède aujourd’hui…

Je vis sur une île, dans l’archipel de Stockholm. La Suède est un pays très tranquille, les gens sont très intelligents, c’est un pays très moderne. À cause des femmes en partie. Il y a une grande parité là-bas entre hommes et femmes, et les femmes ont toujours été libres. Parce que dans les sociétés où les femmes sont libres, ça bouge. Alors que dans celles où elles n’ont rien le droit de faire, tout est figé.

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Pour commander l’album Brewing the blues (Nocturne)

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