
Quand Paris sermonne les capitales africaines sur l’éthique publique, on l’écoute désormais d’Abidjan à Nairobi… en haussant parfois les sourcils. Car la France oublie encore trop souvent de balayer devant sa propre porte – ou plutôt devant ses 35 000 mairies.
Par Abdoulaye Dialo
Pendant que les chancelleries européennes appellent, à raison, à plus de transparence électorale en Afrique, de Dakar à Lusaka, le théâtre politique français accumule les affaires judiciaires comme les campagnes électorales : à la chaîne.
Depuis 1995, ce sont 5 574 élus locaux français qui ont fait l’objet de poursuites pénales. Près de 1 746 condamnations définitives. Et ce chiffre n’inclut même pas les milliers de procédures classées sans suite, ni les carrières brisées sous le poids du soupçon. Une arithmétique du soupçon qui transforme parfois l’urne en tribunal.
Quand la politique devient une procédure
Ce phénomène porte un nom : la judiciarisation de la vie politique. Un terme chic pour décrire une pratique bien connue sur le continent africain, du Maghreb au Sahel, la politisation de la justice à des fins de règlements de comptes. Sauf qu’en France, on l’emballe dans le papier glacé de la démocratie.
Derrière les noms ronflants comme Sarkozy, Fillon, Cahuzac, on retrouve aussi une longue cohorte d’élus locaux tombés au champ d’honneur judiciaire : Alain Carignon, Michel Mouillot, Léon Bertrand, Georges Tron… ou encore Jacques Médecin, dont la chute fut aussi spectaculaire que sa longévité politique – une longévité qui rappelle celle de certains dirigeants africains.
Mais l’arrière‑cour de la République ne se limite pas aux grandes figures. Chaque canton, chaque commune, semble avoir son lot de batailles juridiques. De Metz à Roubaix, en passant par Canteleu, des élus comme Dominique Gros ou Mélanie Boulanger ont été traînés devant la justice, souvent à la suite de délations politiques savamment orchestrées. La plupart d’entre eux ont été relaxés. Comme on le voit trop souvent à Ouagadougou ou Douala, l’opinion avait déjà tranché.
L’affaire Asnières : mode d’emploi d’une stratégie toxique
Le cas emblématique reste celui de Manuel Aeschlimann, ancien maire d’Asnières. Entre 2007 et 2010, l’élu a été la cible d’un véritable bombardement judiciaire, déclenché par ses opposants. Au menu : accusations de fichage ethnique, gestion douteuse de marchés publics, utilisation litigieuse de fonds parlementaires… Tout y passe.
Verdict ? Aucune infraction retenue. Tout classé sans suite. Mais le mal est fait : l’image est écornée, la carrière impactée. Un classique désormais. Car l’objectif n’est plus toujours la condamnation, mais le soupçon. Susciter l’enquête, provoquer la Une, salir sans preuve.
Et si l’Afrique faisait pareil ?
Le parallèle avec certains pays africains saute aux yeux. À Kinshasa, Libreville ou Ouagadougou, les oppositions dénoncent souvent des poursuites « politiques ». En France ? Même recette. Mais avec un vernis légaliste. La justice n’y est pas toujours instrument de vérité, mais arme tactique.
La France, si prompte à dénoncer les dérives démocratiques africaines, montre ici une fragilité démocratique que les citoyens de Kigali ou Conakry reconnaîtront aisément. Des campagnes locales transformées en batailles judiciaires. Des opposants disqualifiés à coups de rumeurs. Des juges pris au piège d’une instrumentalisation politique subtile, mais bien réelle.
La grande différence ? En Afrique, la France appelle ça une atteinte à la démocratie. Chez elle, on parle de l’expression d’une démocratie mature.
Une leçon à double tranchant
Ce constat invite à la modestie. L’Afrique n’a pas le monopole du clientélisme, du soupçon ou de la corruption. La France non plus. Mais à l’heure où l’Europe prétend régenter l’intégrité électorale à coups d’observateurs et de conditionnalités budgétaires, les chiffres de sa propre démocratie locale devraient inciter à un peu plus de retenue.
Car quand près de 6 000 élus locaux passent par la case tribunal, ce n’est plus un incident : c’est un système.
Et si, finalement, la meilleure leçon de démocratie que la France pouvait donner à l’Afrique, c’était de commencer par s’appliquer à elle‑même les standards internationaux qu’elle exige des autres ?