
Le tribunal de Rouen, en Normandie – France, a rendu, jeudi 13 novembre, un verdict historique dans la lutte contre l’exportation illégale de déchets français vers l’Afrique. Des trafiquants originaires du Mali et du Nigeria ont été condamnés à des peines allant de 6 à 12 mois de prison avec sursis et à des amendes comprises entre 9 730 et 261 000 euros, pour un montant total avoisinant le million d’euros. Cette décision judiciaire, bien que symboliquement forte, soulève la question de l’efficacité réelle de la justice face à un phénomène systémique qui perdure depuis des décennies.
Une condamnation qui révèle l’ampleur du problème
Cette affaire de trafic de déchet jugée à Rouen n’est que la partie émergée d’un iceberg bien plus vaste. Le fait que les prévenus soient originaires de pays africains illustre la complexité des réseaux impliqués, où victimes et complices se confondent parfois. Ces condamnations, aussi nécessaires soient-elles, posent la question de la responsabilité des donneurs d’ordre français et européens qui alimentent ce système.
La France, comme d’autres pays développés, continue d’exporter une partie substantielle de ses déchets vers l’Afrique, perpétuant une forme moderne de colonialisme environnemental. Les amendes prononcées à Rouen, bien qu’importantes pour des individus, restent dérisoires au regard des profits générés par ce commerce illicite et des coûts environnementaux et sanitaires supportés par les populations africaines.
Une réalité complexe aux multiples visages
Le phénomène des exportations de déchets français vers l’Afrique englobe différents types de flux : les déchets électroniques, les plastiques, les textiles usagés, et même certains déchets dangereux. Chaque catégorie suit ses propres circuits, avec des acteurs et des motivations spécifiques.
Les déchets électroniques représentent une problématique particulièrement préoccupante. Sous couvert de dons d’équipements informatiques ou de ventes d’occasion, des milliers de tonnes d’appareils en fin de vie quittent chaque année les ports français, notamment celui de Rouen, pour rejoindre des décharges à ciel ouvert au Ghana, au Nigeria ou en Côte d’Ivoire. Sur place, ces équipements sont démantelés dans des conditions sanitaires désastreuses, exposant les populations locales, souvent des enfants, à des substances toxiques comme le plomb, le mercure ou les retardateurs de flamme bromés (mélanges de produits chimiques).
Le secteur textile illustre une autre facette du problème. Les vêtements collectés dans les bornes de recyclage françaises, censés alimenter une économie circulaire vertueuse, finissent massivement sur les marchés africains. Si une partie trouve effectivement une seconde vie, des volumes croissants terminent dans des décharges sauvages, contribuant à la pollution des sols et des eaux. Le Kenya, le Rwanda et l’Ouganda ont d’ailleurs récemment tenté d’interdire ces importations, se heurtant à des pressions commerciales internationales.
Les mécanismes d’un système dysfonctionnel que les condamnations ne suffisent pas à enrayer
Les condamnations de Rouen, bien que salutaires, ne s’attaquent qu’aux symptômes d’un mal plus profond. Cette situation perdure grâce à plusieurs facteurs structurels. D’abord, le coût du traitement des déchets en France reste élevé, créant une incitation économique forte à l’exportation vers des pays où les normes environnementales sont moins strictes ou moins appliquées. Les entreprises de recyclage françaises, confrontées à des marges serrées, peuvent être tentées de revendre leurs stocks à des intermédiaires peu scrupuleux plutôt que d’assumer les coûts d’un traitement conforme.
La réglementation internationale, notamment la Convention de Bâle qui encadre les mouvements transfrontaliers de déchets dangereux, souffre de lacunes importantes. Les contrôles aux frontières restent insuffisants, et les déclarations douanières sont facilement contournées. Un déchet peut ainsi être déclaré comme « matière première secondaire » ou « équipement d’occasion » pour échapper aux restrictions. Le fait même que de tels trafics aient pu opérer depuis Rouen, un port majeur sous surveillance douanière, interroge sur l’efficacité des contrôles.
La corruption dans certains ports africains facilite également ces trafics. Des réseaux organisés, impliquant parfois des acteurs français et africains, comme le montre l’affaire jugée à Rouen, ont développé des filières sophistiquées pour contourner les contrôles. Les autorités françaises peinent à tracer ces flux une fois qu’ils ont quitté le territoire national, rendant difficile l’application du principe de responsabilité élargie du producteur.
Les conséquences dramatiques pour les populations africaines
Au-delà des sommes prononcées par le tribunal de Rouen, les impacts réels de ces exportations sur les populations africaines sont incommensurables. Sur le plan sanitaire, l’exposition aux substances toxiques provoque des maladies respiratoires, des cancers, des problèmes neurologiques et des malformations congénitales. Les communautés vivant près des décharges subissent une contamination chronique de leur environnement.
Sur le plan environnemental, la contamination des sols, des nappes phréatiques et des écosystèmes côtiers compromet durablement les capacités agricoles et halieutiques de régions entières. Les fumées toxiques issues du brûlage des câbles pour récupérer le cuivre contribuent à la pollution atmosphérique locale et aux émissions de gaz à effet de serre.
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Les condamnations de Rouen constituent un signal encourageant mais tardif. La question des déchets exportés vers l’Afrique ne peut être dissociée du contexte historique des relations franco-africaines. Elle perpétue une forme d’exploitation qui rappelle les schémas coloniaux, où les ressources africaines étaient extraites tandis que le continent servait de débouché pour les surplus européens. Aujourd’hui, ce sont les externalités négatives de la société de consommation française qui sont transférées vers l’Afrique.
Le million d’euros d’amendes prononcé aujourd’hui n’est qu’un premier pas vers la reconnaissance d’une dette environnementale bien plus considérable.




