Amazigh Kateb, l’homme libre de Gnawa Diffusion


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Amazigh Kateb
Amazigh Kateb

Amazigh Kateb porte bien son prénom et son nom. Homme libre, trublion de la musique, chanteur et musicien doué, parolier profond, il est le leader du groupe Gnawa Diffusion, qu’il a créé en 1992 à même pas 20 ans. Le fils de Kateb Yacine refuse d’être catalogué et poursuit avec fougue son exploration du gnawi traditionnel, qu’il mixe au ragga ou au rap. Rencontre à Alger avec le plus africain des Algériens.

Amazigh Kateb. Son prénom, qui veut dire « Homme libre » en berbère, sonne comme une promesse. Et, de fait, ce n’est pas une promesse en l’air. Direct et droit, entier et sans concession, honnête et franc, Amazigh Kateb fait sauter toutes les barrières et tous les murs d’indifférence. Avec une jubilation de pompier pyromane, il guide le groupe Gnawa Diffusion avec naturel et appuie là où ça fait mal avec les paroles de ses chansons. Certains diront qu’il est engagé. Lui revendique le droit de faire de la musique festive sans s’interdire de chanter ce qu’il pense du monde d’aujourd’hui, de la France, sa terre « d’accueil », ou de l’Algérie, sa terre natale.

« Avec Gnawa, on ne veut pas être enfermés dans la dénomination de musique ‘engagée’, genre héritiers de Kateb Yacine, car ça voudrait dire qu’on ne parle qu’aux cerveaux des gens. Moi, j’ai envie de parler à leurs corps. La musique c’est aussi fait pour se défouler. L’important, c’est d’arriver à rester libre par rapport à son image et à sa musique, même s’il y a beaucoup de tabous à casser à l’intérieur d’une liberté », explique-t-il en savourant une Tango, la bière locale algérienne.

Meissonier et Ben Aknoun

En ce début de soirée qui a vu le ciel d’Alger lavé par l’orage se colorer de rose, l’ambiance est encore tranquille aux Jardins. Le restaurant, en face du Palais du gouvernement, est un lieu dérobé aux regards par des grilles en fer forgé mais c’est tout sauf une prison. Plutôt un endroit mixte où amoureux de la bonne chère, de bons vins et amoureux tout court viennent passer la soirée. On y boit, on y fume, on y rit et parfois on y fait la fête jusqu’à pas d’heure, hommes et femmes mélangés. C’est pour cela qu’Amazigh a choisi de parler de sa petite cuisine musicale ici. Et d’y évoquer ses quartiers algérois préférés.

Né à Alger en 1972, le fils de l’écrivain Kateb Yacine se souvient des quartiers de son enfance : Meissonier, côté maternel, et Ben Aknoun, côté père. C’est dans ce dernier périmètre qu’il traîne encore aujourd’hui sa dégaine adolescente, sweat à capuche, pantalon baggy et baskets de skate-board. C’est là qu’il retrouve sa « bande ». « Le quartier n’a pas bougé. Il y a une forêt de 40 hectares derrière, c’est très joli. On ne se croirait pas à Alger, d’ailleurs, c’est à la périphérie de la ville. Il y a un parc zoologique avec des pins d’Alep, des eucalyptus, un théâtre de verdure, pas de voitures… C’est super vert et génial pour les mômes. Quand j’étais petit, il y avait des animaux, des paons, des gazelles, une volière avec plein d’oiseaux qui ont disparus. Mais le jardin des plantes existe encore. »

Crise mystique à Timimoun

Amazigh a quitté Alger à 16 ans pour Grenoble, en France. Pendant dix ans, il évite son pays pour cause de service militaire mais depuis 1999, il y retourne deux à trois fois par ans, profitant aussi des concerts du groupe pour visiter la famille. « Quand je viens en Algérie, je bouge beaucoup, je vais à la mer, sur les plages autour d’Alger et en petite Kabylie, à Bejaïa. Je vis dans de l’urbain à longueur d’année, j’ai besoin de changer. La Kabylie, c’est tranquille… » Petit, il habite cinq ans à Sidi Bel Abbès, près d’Oran. C’est au début des années 80, lorsque son père est directeur du théâtre municipal.

Timimoun, dans le Sahara, fait partie des endroits qui ont changé sa vie. « La première fois que j’y ai mis les pieds, je n’avais même pas 14 ans. C’était l’époque où je commençais à écouter Bob Marley. Là-bas, j’ai eu une vraie crise mystique autour de la négritude et de la musique. J’ai découvert l’africanité de l’Algérie, le côté obscur de notre comportement. C’est à cette époque que j’ai touché pour la première fois le concept de Gnawa Diffusion. Nous, les Algériens, on est africains, mais on l’a oublié, coincés entre deux modèle supérieurs : l’Orient et l’Occident. » Amazigh dit « recoller les morceaux entre modernité et tradition » au sein de Gnawa. « Je pense que c’est le moment d’imposer la composante africaine dans notre identité car c’est le seul socle solide pour un si grand pays. Quand je vois un Algérois danser sur du gnawi, ça tend vers ça. »

Gnawa Diffusion ne fait pas du gnawi traditionnel, la musique des esclaves d’Afrique noire installés au Maghreb, mais s’en inspire, le mélangeant à des sons contemporains comme le rap, le rock ou la ragga. « C’est un mélange, comme en cuisine. Il faut reproduire le goût qu’on aime », explique Amazigh en attaquant le couscous de bon appétit, partageant le piment avec gourmandise. Gnawa Diffusion, « tchekchouka » musicale bien relevée ? « Beaucoup d’Algériens se retrouvent dans notre musique, qui mélange tradition et modernité jusqu’à la schizophrénie. Ma schizophrénie est la même que celle des gens d’ici, ils vivent ma réalité, ils la transpirent. Ici, il y a une énergie d’insurrection, de grève générale… » Une atmosphère qui se retrouve sur scène. Gnawa, groupe incendiaire, n’est jamais aussi bon que face à son public.

Albums sous le manteau

Pourtant, la carrière du groupe en Algérie a commencé par la vente d’albums piratés sous le manteau et une diffusion radio très censurée. « L’amour ou la guerre en Irak, ça passe, mais dès qu’on parle de l’Algérie et des problèmes du pays, ça pose problème », regrette Amazigh. « Il y a beaucoup d’auto-censure : les programmateurs ne veulent pas perdre leur place. Il y a déjà eu des mises à pied. Une fille a failli se faire virer à Annaba après avoir passé un de nos morceaux. » Les live de Gnawa Diffusion sont surveillés, volontairement cantonnés par les autorités dans des salles de 1 000 places aux prix élevés alors que 1 500 personnes attendent dehors… Le dernier concert, en mai de cette année, a été rendu possible grâce à une invitation de l’Union européenne.

Pourtant, la tournée 2001, à Annaba, Constantine et Alger a été un succès. « Le public connaissait les chansons par cœur, j’en tremblais, j’en avais des frissons. Je me suis senti maigrir sur scène ! Il m’ont tué ! A Alger, il y avait une énergie dingue. La salle, c’était comme un tube de Guronzan ! » se souvient Amazigh avec émotion. « Ils comprennent les deux langues que j’utilise : le français et l’arabe. Ils comprennent aussi les deux faces de mon travail et de ma musique. Beaucoup de jeunes viennent nous voir, mais pas seulement. Il y a aussi des familles, des papas, et une vieille dame est même venue me dire : ‘Il faut jouer dans un stade !’ J’aimerais bien… »

L’homme au guembri

Depuis sa création en 1992, le groupe a évolué, autour d’un noyau dur de trois personnes. Il compte en moyenne une quinzaine de musiciens et quatre albums : Légitime différence (seulement quelques titres) en 1993, Algeria (auto-produit) en 1997, Bab el Oued-Kingston (le préféré du leader) en 1999 et Souk system en 2003, ainsi qu’un Live Dz, enregistré lors de la tournée algérienne de 2001. Gnawa Diffusion est le fruit du hasard, sûrement truqué par la bonne étoile d’Amazigh. Ce dernier a une mémoire des dates très précise. Arrivé dans la Drôme le 17 juin 1988, il entre au lycée mais son père décède un an et demi plus tard. « J’ai pris sa mort en pleine gueule. » Le jeune homme redouble sa première, puis quitte le lycée. Premier job : marionettiste. Ensuite, il est choriste, percussionniste, chanteur à l’occasion.

Il chôme, fait des chantiers. Et monte Gnawa, à même pas 20 printemps. On lui propose de participer à un festival des arts vivants. Il y va avec ses potes, ils repartent avec le premier prix. Le groupe est né et tourne dans les premières parties de concerts. A l’époque, Amazigh joue du banjo. Le 27 juin 1992 : première fiche de paie pour Gnawa Diffusion. « Au début, je n’y croyais pas. Je n’aimais pas le son de ma voix. Mais il y avait un vrai retour dans la fosse… » Amazigh devient donc chanteur et joueur de guembri, le luth-tambour à trois cordes d’origine marocaine. « J’ai appris à en jouer avec des cassettes, puis, en 1997, j’ai été à Marrakech où j’ai appris plus de technique avec les Gnaouas. J’ai toujours aimé chanter et j’ai grandi avec des comédiens, au milieu des scènes, des tournées. »

Ecartelé entre la France et l’Algérie

Aujourd’hui, Amazigh fait les comptes : il a passé 16 ans de sa vie en Algérie et 16 ans en France. Pile-poil. Et il se sent « toujours écartelé ». « Je suis décalé par rapport à la réalité de l’Algérie. Même si j’y ai toujours des attaches, j’aurais du mal à revivre ici. D’un autre côté, je vivrai toujours mal en France. Ma culture, je la fais tous les jours. Ce n’est pas une culture ‘algérienne’ ou ‘française’. Je suis un voleur de culture ! Après avoir voyagé (Yémen, Erythrée, Soudan…), j’aime trop le monde ! Je ne peux pas me dire que je suis juste de cuisine algérienne. Je suis attaché aux odeurs de cuisine africaine de ma cage d’escalier à Grenoble. Tant que j’arrive à communiquer, que je comprends les gens qui m’entourent, je suis bien partout. »

C’est pour cela que, parfois, Amazigh joue dans la rue. Comme en 2001, sur le campus universitaire de Béjaïa, sans ampli, juste avec son guembri et sa voix. « J’ai commencé à jouer : les garçons sont arrivés, les filles sont sorties aux fenêtres. On a fait la fête pendant plusieurs heures. J’aime bien ce genre de trucs improvisés ! » Libre jusqu’au bout…

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