Ali Farka Touré, âne et génie


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Ali Farka Touré © Tagles
Ali Farka Touré © Tagles

Le 10 mars 2006, Ali Farka Touré, un des plus talentueux musiciens que l’Afrique ait mis au monde, tirait sa révérence. Retour sur la jeunesse, les combats et la carrière de ce Malien qui a rendu Niafunké, l’espace désertique où il a grandi, aussi connu que Woodstock, en 1969.

L’amoureux d’une écriture exigeante que je suis, ce qui m’oblige à corriger une même phrase à l’infini, y tournera le dos, cette fois-ci, copiant ainsi cette légende qui ne répétait jamais, travaillait à l’inspiration en improvisant, et, en une seule prise, l’enregistrement de la chanson était achevée.

Galère

Le 31 octobre 1939, Ali voit le jour à Kanau, un village non loin duquel glisse le fleuve Niger. Il est le dixième enfant auquel sa mère donne vie. Tous les neuf autres meurent à l’accouchement. Pour avoir survécu, le jeune Ali héritera, en 1946, à l’issue de son départ de Kanau, du surnom Farka qui signifie « l’âne ».

Au cours de la seconde Guerre mondiale, son père, Ibrahima, se retrouve dans le bataillon des « tirailleurs sénégalais » en France. En 1945, il perd la vie au front. Autour de l’âge de raison, la grande faucheuse a raison de la mère d’Ali, une Songhaï. Peu après, le garçon est victime d’un envoûtement. Il est atteint de folie. Parce qu’il ne pouvait tenir en place, il a fallu l’immobiliser à l’aide de cordes. Et ainsi attaché, il est transporté dans un autre village, pour les soins. Une fois le démon ôté de son corps, sa grand-mère, assez imprégnée de spiritualisme, lui offre la bague qu’il portera à l’annulaire gauche, toute sa vie.

La découverte de la guitare à une corde

Le jeune Ali passe une enfance cruelle. Puisqu’à l’heure où les filles et garçons de son âge sont sur les bancs des écoles primaires, la bête de somme est soumise à des corvées bien trop cruelles pour son jeune âge : ramassant le banco, poussant tout seul des barils d’eau de 200 litres, se rendant au fleuve pour pêcher, il ne connaissait un mince répit, qu’à l’heure des repas.

En 1950, il découvre deux vieux, Ali Harma Diré et Hassan Hamadi, jouant de la guitare traditionnelle à une corde. Le garçon de onze ans est fasciné. Récupérant une boîte de sardines vide, il s’en fabrique une. Et s’y met, sans le moindre enseignement. Dans la foulée, on le voit se produire avec, devant des invités, lors de cérémonies festives. Un peu plus tard, il se confectionne une première guitare, et apprend aussi à y jouer, tout seul.

Tirant le diable par la queue, pendant une longue partie de sa jeunesse, Farka (l’âne) va honorer un tel prénom. Puisque refusant de crever, il touche à toutes les activités aussi pénibles que chiantes, mais capables de lui garantir la survie. C’est ainsi que dans le désordre, il devient docker, chauffeur, sorcier, cultivateur… Et il s’est, toute sa vie, présenté comme un cultivateur, et non comme un musicien.

Les vrais débuts dans la musique

Au cours des années qui ont précédé l’indépendance, Il est à la tête d’une formation musicale qui commence à se produire dans tout le Mali.

Ali ne sait ni lire ni écrire le français. Mais c’est un polyglotte qui chante en Peuhl, en Bambara, en Tamasheck, en Songhaï, sa langue maternelle, … Ayant, au cours de sa jeunesse vigoureuse, arpenté les routes du Mali, afin de recueillir sur son dictaphone, nombre de chansons populaires, il se met à les graver, sur ses albums. Un travail de mémoire qu’il juge très indispensable.

Un premier voyage en Bulgarie, en 1968, où il s’achète, le 21 avril de la même année, sa première guitare. Il joue aussi du njarka, ce violon traditionnel à une corde, ainsi que le n’goni, une guitare traditionnelle malienne, généralement équipée de quatre cordes. Des instruments qui, à la première note, transportent l’auditeur ou le spectateur, vers les terres du Bandiagara, de Tonka, de Kabara…

En 1976, paraît, enfin, son premier album

Le natif de Kanau a le cœur sur la main. Ainsi donc, il créé son propre label et y lance des talents comme Lobi Traoré, fait la courte échelle à son neveu Afel Bocoum.

Altruiste, la libéralité d’Ali à l’endroit de Niafunké et de ceux qui y vivent comme lui, porte un nom : l’agriculture. C’est ainsi qu’il met souvent sa carrière musicale, sur pause, afin de s’y adonner. Son ambition, est de rendre vert, un tel espace que le désert du Sahara exècre. Pour ce faire, le musicien consacre tous les gains de ses tournées et ceux issus de ses ventes d’albums, à l’achat d’intrants agricoles, à l’irrigation …

Ali Farka Touré, une âme charitable

On comprend combien l’homme est fort et solide, aux innombrables arbres fruitiers qu’il y a plantés, à mains nues. Il n’a donc, en rien, usurpé de ce surnom, devenu son second prénom, Farka (l’âne).

Portant des mains calleuses qu’il doit à cette activité agricole qui met le corps entier à rude épreuve, Ali et les siens font bientôt pousser du riz, dans un tel espace sec où le soleil cogne fort dans la journée. Une emblavure qu’il sera plus tard fier de présenter aux caméras européennes venues lui rendre visite. Et ravi qu’il est que l’autosuffisance alimentaire, dans cette région pauvre et désertique du Mali, ne soit plus un groupe de mots, mais désormais une réalité.

Apothéose

En 1990, paraît « The river », sur le label World Circuit Records du Britannique Nick Gold. L’Occident se met alors à s’intéresser, de plus en plus, à ce musicien dont on prend autant plaisir à écouter les paroles des chansons (même si on n’y comprend rien), qu’à voir ses doigts agiles, pincer, glisser et virevolter sur les cordes de ses instruments traditionnels ou modernes. Deux ans plus tard, « The source » voit le jour, toujours chez Nick Gold.

Lors d’une de ses tournées à Londres, pendant l’été 1992, il croise, dans les coulisses, le musicien californien aussi généreux que talentueux, Ry Cooder. Qui lui dit : « On devrait essayer quelque chose ensemble ». Quelques mois plus tard, Ali lui expédie, à son adresse américaine, les dix titres qui formeront cette septième naissance intitulée « Talking Timbuktu ».

Un sommet de la Musique mondiale

Pendant trois mois, celui qui est connu pour avoir, enfin, fait connaître les vieux de « Buena vista social club » au monde entier, va s’imprégner des dix chansons, avant de faire venir leur auteur, à son domicile, sis à Santa Monica, pour l’enregistrement où il se retrouve à la production. Une telle session dure trois jours, « trop long », juge Ali qui avait enregistré son opus « The river », en deux heures. J’implore absolument d’écouter, au moins une seule fois avant de mourir, « Talking Timbuktu ».

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Fidèle à ce que les critiques musicaux occidentaux ont surnommé le « blues du désert », ce disque, dessiné par dix titres, est venu à la vie, suite à un pur travail d’orfèvre. Ali atteint ici l’apothéose, et mérite le couronnement. Et au talent exceptionnel dont il fait montre quand il se met à faire parler ses instruments à cordes, on a l’impression de se trouver devant un être surnaturel, un génie.

On ressort lessivé du fleuve Niger

Avec « Bonde », première chanson de l’album (où on comprend que toutes les femmes ne peuvent se marier, en raison de leur caractère), le ton est donné : une musique exotique qui nous harponne, nous éloigne de nos terres en nous faisant d’abord voler dans les airs, bientôt nous plonge dans le fleuve Niger, nous en ressort lessivé, et comme désireuse d’augmenter notre dose, elle nous saisit, cette fois-ci, par notre collet élimé et gorgé d’eau, nous emporte de nouveau pour aller nous jeter dans le désert du Sahara, grâce à des instruments comme le conga d’Oumar Touré, ou la calebasse d’Hamma Sankaré. Et masochistes insatiables que nous sommes, à la fin des cinq minutes et trente-deux secondes, nous redemandons à subir le même traitement. (Rires).

« Soukora », une autre chanson de cet opus, est cousue avec peu de mots, et demeure mélodieusement éblouissante ; faite d’une cadence hypnotisante à laquelle il est impossible de résister, « Soukora », dont l’air, paresseusement et langoureusement entrainant, me fait chaque fois tourner la tête, roule sur les bords de la rumba.

Des influences cubaines

« Lasidan » quant à elle, suit les contours des musiques cubaines.
« Gomni » fait l’éloge du bonheur, qu’on n’atteint qu’à l’issue du travail.
« Sega » est envoûtant, pour ce son sans parole et qui nous dit à la première note qu’il vient d’un ailleurs sec, sableux, vide mais chaud dans la journée et où le vent souffle le soir, projetant des grains de sable dans les yeux des silhouettes qui y traînent. Ali y fait brillamment « siffler » le njarka (ce violon traditionnel à une corde).

« Amandrai » évoque la visite d’un amoureux, à sa petite amie. Impossible d’entrer chez elle, il se met à chanter devant la porte close, afin qu’elle l’entende, puis le rejoigne. Et qu’enfin, il puisse retourner chez lui, ravi. C’est une chanson qui épouse, par ses notes, le blues américain, tout comme « Aï du » qui fait l’éloge de la connaissance de soi, et pousse à avoir confiance et foi en l’autre.

La reconnaissance internationale

L’album publié chez « World Circuit Records », le label fondé par le Britannique Nick Gold, est couronné par un Grammy Award, l’année suivante (le premier décroché par le Mali). Ce qui vaut à Ali et à son groupe, Asco, une reconnaissance internationale.

Le magazine Rolling Stone, qui salue l’exploit mais aussi son talent, le classe à la 71ème position sur une liste de 100, des meilleurs guitaristes de tous les temps, quand Spin le fait asseoir à la 37ème place de son classement.

Puis Ali disparaît de nouveau de la scène musicale. Il trouvait que ses tournées avaient affaibli le lien entre sa musique et sa source. Il sentait son inspiration s’éloigner de lui. Il devrait vite retourner à son village, Niafunké. S’y consacrer. Couvrir encore cette terre qu’il chérit tant, d’une immense coiffure verte, voulant en faire une Suisse.

Un studio dans le désert

Mais cinq ans plus tard, en 1999, Nick Gold décide de l’y rejoindre, pour y enregistrer l’opus qui portera le nom d’une telle terre qui combat le désert, grâce aux mains vaillantes d’Ali et des autres natifs d’un tel espace. Pour l’électricité qui ne s’y trouve pas, le britannique fait venir des générateurs, des câbles, et un studio mobile, depuis des milliers de kilomètres, jusqu’à l’aéroport de Bamako (qui porte comme nom, mon patronyme ; allez savoir pourquoi), et de là, par voie terrestre, soit 839 kilomètres (près de 16 h de route), ce matériel et ses hommes se retrouvent à Niafounké.

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Dans un village voisin, l’équipe tombe sur un bâtiment à l’abandon, percé de hauts couloirs et chambres voûtées. Il prendra les couleurs d’un studio d’enregistrement, pendant quelques jours. De lourds tapis y sont bientôt érigés, pour boucher les ouvertures de la salle de travail, afin que le vent ne vienne nuire au disque sur le point de se faire accoucher. Les premiers jours sont consacrés à la réalisation du premier album d’Afel Bocoum, neveu et protégé d’Ali. « Le troisième jour, à la nuit tombée, écrit Nick Gold, des serpents et moustiques sont sortis. Ainsi qu’Ali, branchant sa guitare et commençant à jouer. Les jours suivants, l’inspiration l’a saisi. Et il jouait soit seul, ou priant d’un mouvement de tête, les autres musiciens de l’accompagner ».

Ali Farka Touré est ici

Résultat, un premier titre, « Ali’s here » (Ali est ici), qui surclasse tous les onze autres. Cette chanson, excessivement ensorcelante (vous pourrez y faire une addiction, je vous préviens), évoque la notion de partage. Pour Ali, le miel n’a bon goût que s’il est partagé avec d’autres. Tout ce qu’il a gagné grâce à sa musique, doit retourner à sa terre et aux gens qui y vivent. J’ai toujours pensé, à l’écoute de ce titre qui fait planer, qu’il servirait facilement de succédané à toute personne accro à quelque psychotrope que ce soit, et désireuse de s’en détacher. Oui, « Ali’s here » vous arrachera de votre dépendance à la drogue.

Le dernier album que je retiendrai dans sa discographie est celui réalisé avec Toumani Diabaté, et intitulé « In the Heart of the Moon ». Paru en 2005, toujours chez World Circuit Records, Ali s’y retrouve à la guitare et Toumani, issu d’une vieille famille de griots, y joue de la kora (instrument équipé de 21 cordes et appartenant à la famille de la harpe). Un disque (presque) sans paroles qui réjouit, apaise tout en requinquant.

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Nick Gold toujours présent

Un véritable bonheur, surtout à l’écoute de « Simbo », « Aï Ga Bani », « Kadi Kadi », « Hawa Dolo ». Mais mon coup de cœur demeure « Naweye Toro ». Nick Gold qui en a supervisé tout le travail, dit que les douze chansons, nées suite à l’inspiration qui animait Ali, n’ont connu qu’une seule prise, à l’exception de « Kaira ». Et que rien n’a été modifié. Ces même douze titres qu’on y retrouve, selon Ali, appartiennent au répertoire de son pays, et couvrent une période allant des années 50, jusqu’à la décennie qui a suivi l’indépendance du Mali, obtenue le 22 septembre 1960. Il a conçu un tel opus qui se veut nostalgique, afin de ramener à la vie, une telle époque expressive et pleine d’opportunités, tout en la partageant avec la nouvelle génération : en somme, un transfert de connaissances qui lui est cher. Résultat, un nouveau Grammy Award, celui du meilleur album de musique traditionnelle, tombe dans son escarcelle.

Inimitable

Avec son album posthume, « Savane », sorti le 10 mars 2006, et produit par le toujours présent et fidèle ami Nick Gold, ainsi que Vieux Farka Touré, son fils, il sera nominé dans la catégorie du meilleur album de musique traditionnelle.

Puisque, quatre jours plus tôt, soit le 6 mars 2006, la légende rend l’âme, dans la capitale malienne, des suites d‘un cancer des os. Il avait 66 ans, lui qui disait que la musique fait partie du tissu qui a permis la confection de son corps, autant qu’elle a fait grandir son esprit.

Avant de conclure, voici une note à l’endroit des personnes téméraires qui se hasarderaient à vouloir reproduire le jeu de guitare du pionnier du « blues du désert », « ils vont mourir », prévenait-il à la sortie de l’album « In the Heart of the Moon », une façon de dire combien ses accords sont compliqués, et que de tels imprudents devraient très certainement se casser les dents en s’y essayant.

Allez, si après tout ceci, le Mali ne me donne pas une de ses filles en mariage, je me sentirais dans l’obligation d’aller réveiller le géant Farka dans sa tombe, afin qu’il plaide pour moi. Et si le maire de Niafunké qu’Ali Farka Touré a été, de 2004 à 2006 (eh oui, c’est vrai), chantait pour ma dulcinée et moi, au moment de la signature des registres, « Soukora » ?

Ha ha ha !

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