Vincent Geisser : « La Tunisie est en train d’accoucher d’une démocratie »


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Ennahda, le parti au pouvoir en Tunisie, a décidé de ne pas inscrire la charia dans la nouvelle Constitution qui devrait être achevée avant la fin de l’année. Une décision qui va à l’encontre du souhait des salafistes qui aspirent à l’islamisation de l’espace politique. Ils organisent régulièrement des manifestations pour défendre leur idéologie, profitant du vent de liberté apporté par la révolution. Vincent Geisser, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, décrypte la situation.

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Afrik.com : Ennahda a décidé de ne pas introduire la charia dans la nouvelle Constitution. Qu’est-ce que cela signifie pour le pays ?

Vincent Geisser : Cette décision est pragmatique. Elle montre que Ennahda est une nébuleuse traversée de plusieurs courants en contradiction : il y a ceux qui souhaitent combattre les salafistes pour défendre l’héritage réformiste et ceux qui tentent de les récupérer pour les intégrer dans le parti. Là, c’est le courant réformiste, partisan du dialogue avec les partis sécularistes de la majorité et de l’opposition, qui l’a emporté. La Tunisie a toujours connu des islamistes réformistes qui prônent l’égalité homme-femme, l’instauration d’un code de la famille, l’abolition de la polygamie… D’autant plus que les mouvements salafistes posent problème à Ennahda comme à la société. Toutefois, cette décision ne signifie pas que les salafistes vont perdre du terrain, ils sont dans une dynamique sociale importante. Mais en faisant un tel choix, Ennahda clarifie sa position vis-à-vis des salafistes et prend ses distances.

Afrik.com : Comment expliquez-vous l’ampleur prise par les mouvements salafistes qui n’hésitent plus à organiser des manifestations pour imposer leur idéologie ?

Vincent Geisser : Je tiens à préciser que le mouvement salafiste s’est développé sous la dictature de Ben Ali qui a combattu durant son règne des mouvements islamistes réformistes, légalistes. Cela a entraîné l’émergence d’autres formes d’islamisme. Au final, les jeunes qui n’avaient aucune référence politique sous le régime de Ben Ali ont trouvé refuge dans les courants salafistes. Ces derniers ont profité de la libéralisation politique de la révolution pour sortir de l’ombre. Il existe différents courants salafistes : il y a ceux qui souhaitent œuvrer uniquement dans le champ religieux, c’est le cas par exemple des piétistes qui sont issus du courant littéraliste, et ceux qui souhaitent s’imposer dans l’espace politique. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé en Egypte. On ne se doutait pas au départ que les salafistes occuperaient 20% des sièges au Parlement. Les salafistes tunisiens n’ont pas une influence aussi déterminante mais ils ne doivent pas être négligés.

Afrik.com : Pouvez-vous nous expliquer ce que souhaitent réellement les salafistes ?

Vincent Geisser : Les salafistes aspirent à l’islamisation de l’espace politique. Ils veulent instaurer la charia dans les futures institutions du pays et imposer la lecture du Coran. Ils réclament une rupture avec l’héritage réformiste qui n’est d’ailleurs pas le produit de la dictature de Ben Ali. Cet héritage existait bien avant son régime et a aussi été porté par des courants de gauche. Ils prônent également l’islamisation de l’Université et de la Justice. Leur objectif est de faire pression sur l’ensemble des acteurs de la société tunisienne pour instaurer un Etat islamique. Alors que les islamistes, actuellement au pouvoir, ont au contraire intégré l’héritage réformiste tunisien. C’est pour cela que les salafistes font tout pour radicaliser une partie d’entre eux.

Afrik.com : Certains membres de l’opposition accusent Ennahda d’être trop complaisants avec les salafistes. Est-ce vraiment le cas ?

Vincent Geisser : Officiellement Ennahda est un parti qui n’a rien à voir avec le salafisme, mais le parti a adopté différentes stratégies vis-à-vis des salafistes. Ces stratégies ont trouvé leurs limites. D’abord, certains membres d’Ennahda ne tiennent pas trop à combattre les salafistes car ils estiment qu’ils peuvent récupérer une partie de leur électorat. La deuxième raison est que Ennahda a vécu la torture et l’interdiction sous Ben Ali. En agissant de même avec les salafistes, le parti craint d’utiliser finalement les méthodes répressives employées par Ben Ali qui lui rappelleraient une période douloureuse de son histoire. Il y a enfin la troisième raison qui est beaucoup plus complexe. Comme je l’ai dit précédemment, Ennahda est une nébuleuse qui regroupe différents courants, dont ceux qui prônent le dialogue avec les salafistes, estimant qu’ils sont leurs rivaux mais pas leurs adversaires. Ces différentes stratégies rendent le discours de Ennahda ambigu, mais en décidant de ne pas inscrire la charia dans la Constitution, Ennahda montre une volonté de clarification et de distanciation nette avec les salafistes.

Afrik.com : La Tunisie semble divisée entre ceux qui défendent l’islam modéré et ceux qui prônent l’islam radical. Est-ce une réalité dans le pays ?

Vincent Geisser : La réalité du pays est beaucoup plus complexe que cela. La Tunisie n’est pas coupée en deux entre ceux qui souhaitent un Etat islamiste et ceux qui prônent un Etat séculier. C’est beaucoup plus compliqué qu’un clivage entre les islamistes d’un côté et les laïcs de l’autre. Ce n’est pas représentatif de la Tunisie, loin de là. Nous sommes dans un pays qui a subi cinquante ans de dictature. Le pays se reconstruit. La Tunisie est en train d’accoucher d’une démocratie. Les Tunisiens sont à la recherche de leur identité socio-politique. Pour le moment, ces identités politiques sont fluctuantes. Dans toutes les familles, vous trouverez un père qui vote à gauche, une mère qui soutient les islamistes etc… Ces contradictions traversent l’ensemble des régions et sont valables pour toutes les couches sociales.

Afrik.com : Un an après la révolution, beaucoup de Tunisiens sont déçus, estimant que leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées. Qu’attendent-ils aujourd’hui de leurs nouveaux dirigeants ?

Vincent Geisser : Le plus gros problème, c’est la question sociale et économique. Il y a des régions qui ont été oubliées en Tunisie. Les jeunes diplômés restent très longtemps à la charge de leur famille car ils ne trouvent pas de travail. Durant la révolution, les manifestants réclamaient un Etat juste, l’égalité sociale, un travail et des conditions de vie dignes. Le bien-être économique et social était au cœur de la révolution. Les gens ne voulaient plus être humiliés en étant obligés de passer par le parti unique pour avoir un travail et de meilleures conditions de vie. Ils ne voulaient plus être traités comme les sujets du parti présidentiel mais comme des citoyens à part entière.

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