Tunisie : les élections municipales sous observation


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Incontournable et très médiatisé lors des derniers scrutins législatif et présidentiel, l’Observatoire national des élections est encore aux premières loges pour les municipales du 9 mai. Garde fou pour les uns, épouvantail pour d’autres, cette institution recueille les doléances des insatisfaits du scrutin, intervient sur le terrain et émet un rapport en fin de mission. Ce sont quelque 264 municipalités, soit plus de 4500 conseillers municipaux et maires, que les électeurs doivent renouveler aujourd’hui. Six partis sont en lice. Mais le Parti démocratique progressiste (PDP, opposition) boycotte le scrutin, dénonçant le verrouillage politique du pays. En 2005, lors des dernières municipales, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, au pouvoir) avait remporté 100 % des mairies.

Behi.jpgAvocat, militant des droits de l’Homme, responsable d’un centre d’arbitrage et anciennement bâtonnier, M. Abdelwahheb Behi, président de l’Observatoire national des élections, se défend de toute allégeance envers le pouvoir qui lui a confié des fonctions officielles. Il déclare privilégier la critique constructive à la critique offensive. Pour lui, la neutralité s’illustre par les actes, et l’observatoire en a commis un certain nombre… Afrik.com a noté lors de la campagne l’accessibilité de l’observatoire et de son président qui communiquait son numéro de portable à tous les candidats qui se disaient en difficulté. Cette proximité avec les candidats était-elle pour autant efficace ? Ou était-elle juste un signe ostentatoire d’implication ? Éléments de réponse avec M. Behi.

Afrik.com : Votre nomination par le chef de l’Etat, Zine el-Abidine Ben Ali, qui était lui même candidat à la présidentielle, à la tête de l’observatoire qui a pour mission d’arbitrer les élections, n’altère-t-elle pas l’indépendance de cette institution?

Abdelwahheb Behi :
Pour moi, la question de l’indépendance de l’observatoire est dépassée. Elle m’a effectivement été posée à plusieurs reprises en ces termes. J’ai répondu sans gêne parce que ce que je pouvais comprendre les réserves émises avant le déroulement du scrutin. Mais là, après coup, je crois que je n’ai plus rien à prouver, mon action parle pour moi. Ma mission a été menée sans parti pris, avec détermination et impartialité totale. Notre indépendance a été reconnue par les participants tous partis politiques confondus, y compris ceux qui se considèrent comme étant l’opposition « réelle ».

Afrik.com : Et comment cette indépendance s’est-elle illustrée ?

Abdelwahheb Behi :
Nous avons pris les mêmes distances par rapport à tous les acteurs politiques impliqués. Nous envisageons nos interlocuteurs comme des candidats indépendamment de leur couleur politique. Et c’est ce qui a fait les partis d’opposition généralement présentés comme étant en position de faiblesse, dans une posture confortable, réagir positivement à l’égard de l’observatoire qu’ils ont clairement identifié comme allié en cas de difficulté. D’autre part, le rapport déposé au président de la république illustre cette impartialité. Nous avons référé en toute transparence et sans embellir les faits ni omettre ce que nous avions relevé et constaté. Nous y avons reflété la stricte réalité.

Afrik.com : Estimez-vous avoir été utile ?

Abdelwahheb Behi :
Je pense que nous l’avons été, dans le sens ou nous ne nous sommes pas uniquement limités à l’observation et à la rédaction de rapports, nous avons aussi agi en assurant le rôle de médiateur et de conciliateur entre les candidats et l’administration. Attention, nous ne remplaçons pas la justice mais nous pouvons régler rapidement des conflits qui bloquent à l’amiable grâce à la prestance de l’observatoire, à la nature de sa mission et au mandat donné par le chef de l’Etat. Puisque nous nous adressons, quand il y a conflit avec une administration concernée, aux plus hauts décisionnaires qui eux-mêmes mènent leur enquête.

Afrik.com : Mais, concrètement, quelles ont été les doléances récurrentes et comment avez vous réagi ?

Abdelwahheb Behi :
Nous avons agi à chaque fois que nous avons été alertés, en menant notre enquête puis en approchant l’administration concernée par ses plus hauts décisionnaires. Le plus souvent c’est un problème d’interprétation de la loi. L’administration a quelquefois une interprétation bien déterminée de la loi, qui ne colle pas forcement avec celle de la partie opposée. Il nous est arrivé de nous aligner sur la position de la partie plaignante, et on a pu convaincre l’administration de réviser sa position. Notre intervention est très utile pour détendre ce genre de malentendu.

Afrik.com : Vous vous êtes heurtés au zèle de l’administration ?

Abdelwahheb Behi :
Egalement. Dans tous les pays et toutes les institutions on peut y être confronté. Mais, je le répète, nous ne nous substituons pas à la justice. Chacun son rôle. Il n’y a que la justice qui peut invalider une décision administrative, elle est seule compétente.

Afrik.com : Vous parlez de médiation, de rapprochement de points de vue, alors que la majorité des incidents sinon la totalité est d’abord rapportée à l’observatoire, et celui-ci en arrive à sommer l’administration de réagir. Vous n’avez pas donné d’exemples, mais afrik.com a été témoin d’une intervention pour qu’une liste a laquelle on refusait l’accès puisse être reçue pour enregistrer sa candidature. Le gouvernorat en question avait rapidement obtempéré…

Abdelwahheb Behi :
L’administration est obligée de se conformer à la loi. Nous sommes intervenus à chaque fois que nous avons été sollicités. Et s’il s’avère que le plaignant se retrouve en difficulté alors qu’il satisfait à tous les critères prévus par le code électoral, nous indiquons à l’administration de se conformer à la loi et de réviser sa position, généralement nous obtenons satisfaction très rapidement et c’est là ou réside notre efficacité. Si l’administration persiste en raison de son attachement à l’application de la loi telle qu’elle l’interprète, le plaignant saisit la juridiction compétente, appuyé par notre constat et nous signalons cet incident sur le champ.

Afrik.com : Par exemple ?

Abdelwahheb Behi :
Je vous citerai en exemple le cas d’une liste d’opposition qui nous a alertés (lors des présidentielles, ndrl), sur le fait qu’un bureau de dépouillement avait fermé sa porte alors que le dépouillement était censé être public. Un groupe d’observateurs s’est déplacé et a constaté cette violation. Il a pris note et remis un rapport interne entre les mains du président de l’observatoire. Cette liste a engagé une procédure et s’est basé sur le rapport de l’observatoire. Elle a effectivement obtenu gain de cause. Le conseil constitutionnel a annulé je ne sais plus combien de décisions sur la base du rapport de l’observatoire. D’où l’utilité de notre mission pour en revenir à votre question. A l’inverse, s’il s’avère après enquête, que le plaignant ne peut prétendre à ce qu’il demande parce qu’il ne remplit pas les conditions prévues par la loi, du fait d’une condamnation par exemple, nous lui rendons compte de nos conclusions et lui expliquons la situation. Nous ne faisons pas de passe-droit, notre seul repère c’est la loi.

Afrik.com : Et quelles sont vos limites dans cette mission, y a-t-il des sujets ou personnes inabordables?

Abdelwahheb Behi :
Notre seule limite, c’est la loi.

Afrik.com : Quel a été le bilan des élections présidentielles et législatives ?

Abdelwahheb Behi :
Le bilan a été globalement positif et à améliorer.

Afrik.com : Quels ont été les points relevés dans le volet à améliorer ?

Abdelwahheb Behi :
C’est qu’en gros, dans certains cas, la loi est malheureusement lacunaire en ce sens qu’elle donne raison aux deux parties adverses qui l’interprètent différemment, ce qui complique la tâche si on veut trancher. Quelquefois, la loi ne répond pas aux aspirations des partis ou des candidats. Tout ça, nous l’avons indiqué dans notre rapport déposé au président de la république. Nous sommes un collège de juristes et d’experts et notre mission amplifie nos compétences. Il appartient maintenant à l’exécutif de prendre en compte ces observations et recommandations.

Afrik.com : Il parait que les articles du code électoral se rapportant à l’enregistrement des listes candidates, ont fait l’objet d’une attention particulière dans le rapport… dont l’article 91 invoqué dans l’invalidation de bien des listes…

Abdelwahheb Behi :
C’est un point parmi d’autres qu’un observatoire partisan ne relèverait pas, par exemple. Je ne m’en souviens pas dans le détail, mais ce volet a fait l’objet d’un grand débat au sein de l’observatoire et nos conclusions ont même été publiées dans la presse. En interagissant avec les listes qui ont fait appel à nous, nous avons en effet entendu leurs difficultés et émis un avis. Et dans ce cadre, nous avons plus précisément souligné la nécessité de la motivation du refus de la part de l’administration. Nous ne pouvons pas nous substituer au législateur, mais nous pouvons mettre en cause une loi dans l’espoir de la réviser. Nous sommes dans la totale transparence et nous agissons en toute indépendance pour parfaire ce processus.

Afrik.com : Comment avez vous trouvé les médias pendant la période électorale ?

Abdelwahheb Behi :
Je n’irai pas dans le détail, mais je vous dirai ce que j’ai retenu. J’ai été agréablement marqué par le travail de fond de certains medias. Je les ai trouvés très libres et assez incisifs dans les questions qu’ils posaient loin de tous les clichés qu’on peut avoir d’un journalisme passif, craintif et partisan. Au contraire, mes interlocuteurs ne se sont imposés aucune censure et sont allés dans la critique constructive, ils ont clairement posé la question de l’impartialité de notre mission et cela m’a donné l’occasion de plaider mon indépendance. Ils ont en plus rapporté des manquements dont nous nous sommes saisis. Ca nous a été bien utile d’ailleurs, et puis c’est leur rôle.

Afrik.com : Vous parlez des journaux des partis d’opposition ?

Abdelwahheb Behi :
Pas seulement. Et puis ceux là travaillent, publient et soutiennent leurs candidats sans difficulté, nous les lisons et prenons acte de leurs alertes pour agir.

Afrik.com : Plus généralement, quel regard portez vous sur la presse nationale ? A-t-elle rempli sa mission en toute neutralité ?

Abdelwahheb Behi :
Je pense que ça a été une bonne source pour nous, pour s’informer davantage du processus électoral.

Afrik.com : Vous êtes président d’un centre d’arbitrage, le nouveau ministre de la justice vient de vous nommer médiateur avec M. Roussi pour mettre fin à la longue crise de la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l’homme), et le président de la République vient de renouveler votre mandat à la tête de l’observatoire. Qu’est ce qui explique qu’on recourt à vous à chaque fois qu’il s’agit d’arbitrage ?

Abdelwahheb Behi :
Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question. Je dirai juste que c’est un honneur pour moi.

Afrik.com : Et comment évoluent justement les pourparlers que vous menez en ce moment pour résoudre le problème de la LTDH ? Les débats, d’après la presse nationale, ont été houleux…

Abdelwahheb Behi :
Si vous permettez, je ne m’exprimerai pas sur le sujet pour l’instant. Il s’agit d’une affaire en cours et donc je ne peux en donner aucun élément pour la bonne marche des négociations. De plus, votre question n’est nullement en rapport avec les missions de l’observatoire.

Afrik.com : Pour finir, et vues vos position et missions officielles, si un plaignant qui se heurte sérieusement au pouvoir vous désignait comme avocat, accepteriez vous le dossier quelque soit ce qu’on lui reproche?

Abdelwahheb Behi :
En tant qu’avocat et bâtonnier, je ne peux que m’incliner devant la déontologie. Et mon étique me dicte de prendre le dossier et le défendre de mon mieux. Tout le monde a le droit d’être défendu par un avocat, quelque soit ce qu’on lui reproche.

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