Transition en Tunisie : dilemme justice versus réconciliation


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Alors que le processus de justice transitionnelle en Tunisie avait franchi de grandes étapes, suscitant l’optimisme des observateurs quant aux grandes chances de succès qu’il représente, le chemin commence à s’assombrir. C’est le cas en l’occurrence du projet de loi sur la réconciliation nationale économique et financière. Proposant d’amnistier quelques 7 000 cadres et ex-responsables, ce projet alimente une vive controverse, au point de remettre en question le système de justice transitionnelle en place. La réconciliation nationale que tous les Tunisiens appellent de leurs vœux, implique-t-elle forcément l’amnistie ?

Rappelons tout d’abord que la justice transitionnelle est une justice ad hoc, qui opère in situ. Elle est en cela très distincte de la justice ordinaire, dans le sens où elle implique un changement de paradigme : en plus des procès judiciaires, la mise en place de commissions de vérité ou de réparation, les excuses publiques, les commémorations, sont considérées par les acteurs de la discipline comme autant de manières de « rendre des comptes ». Cette diversité des mesures peut aller même jusqu’à faire échec de la justice pour une réconciliation nationale : quand les gouvernements de transition jugent cela nécessaire, ils peuvent décider l’octroi d’amnisties, partant de l’idée que la justice transitionnelle n’est pas une justice revancharde, et qu’« il n’y a pas d’avenir sans pardon » comme le prêche Desmond Tutu.

Ensuite, la justice transitionnelle entend classiquement s’adresser aux crimes les plus graves légués par la situation antérieure comme les tortures, exécutions sommaires, disparitions forcées, etc. Son approche considère donc le « noyau dur » des droits de l’Homme, qu’elle limite aux seuls droits civils et politiques, excluant souvent de son champ d’intervention les droits économiques.

Suivant cet ordre d’idée, la Présidence tunisienne n’aurait à priori pas démérité en optant pour l’amnistie : une mesure parfaitement envisageable en période transitoire, surtout qu’elle ne concerne pas les crimes de sang et de torture qui relèvent toujours du ressort de la justice nationale, ainsi que de l’IVD (Instance Vérité & Dignité).

La réalité a démontré que les violations des droits civils et politiques se combinent souvent avec des atteintes aux droits économiques, voire que les premiers sont favorisés par les seconds

Toutefois, lâcher du lest sur la criminalité économique demeure par-dessus tout problématique dans le contexte tunisien, en même temps qu’il est de plus en plus rejeté par les théoriciens de la discipline, pour qui cette sélectivité de traitement des violations devient impertinente, et ce, au regard de deux considérations.

Premièrement, la justice transitionnelle n’œuvre pas uniquement pour la restauration du statu quo ante qui prévalait avant la période dictatoriale, mais à créer les conditions propices à l’émergence d’une société pacifiée où règne le droit, d’où son intérêt à rendre une justice efficace en se penchant sur toutes les catégories de crimes, y compris ceux de nature économique.

Deuxièmement, la réalité a démontré que les violations des droits civils et politiques se combinent souvent avec des atteintes aux droits économiques, voire que les premiers sont favorisés par les seconds. Autrement dit, les racines des tortures ou disparitions forcées sont à rechercher dans les tensions sociales générées par un système inégal, rentier et clientéliste. C’est ainsi qu’une véritable transition à la démocratie ne peut sanctionner une catégorie de violations sans s’intéresser à l’autre, faute de quoi la paix sociale ne serait que précaire et menacée. Ceci d’autant plus que la révolution tunisienne a ceci de particulier qu’elle a été déclenchée à cause des inégalités sociales, trouvant leur origine dans une corruption mafieuse, aspect clé de la machine dictatoriale sous Ben Ali.

Si l’on s’en tient à la logique de la Présidence, la levée des poursuites judiciaires parallèlement à la constitution d’une commission d’indemnisation suffirait pour faire acte de « contrition ». Elle argue en faveur de cette réconciliation, y voyant une nécessité pour la relance de l’économie nationale, et qu’après tout il fallait bien « tourner la page ».

L’Etat risque manifestement la perte de confiance de ses citoyens, quand ses politiques font le lit de l’impunité, au lieu d’instaurer un authentique Etat de droit où la loi ne ferait acception de personne

Tourner la page, c’est bien, mais à quel prix ? D’une part, absoudre les méfaits commis de 1987 à 2011, moyennant une amende de 5% prévue par l’article 5 du projet, risque de provoquer un tollé. D’autre part, le travail jusque-là accompli des enquêteurs tunisiens, en coopération avec des gouvernements étrangers, depuis la ratification par la Tunisie, en 2008, de la Convention des Nations Unies contre la Corruption, ne doit pas être négligé. Il a permis, d’après l’ICTJ (International Center for Transtional Justice), le gel d’au moins $68M d’actifs au Canada et en Suisse ainsi que le rapatriement de $28M du Liban. Il doit donc se poursuivre, au lieu d’une transaction qui ferait récupérer moins de fonds, en plus de provoquer des ressentiments, voire la perpétration d’actes terroristes, quand les extrémistes useraient de « l’impunité des corrompus » comme instrument de propagande.

Par ailleurs, et sur le fond, il n’échappera à personne l’inconstitutionnalité criante du projet de loi avec certains principes comme la bonne gouvernance, l’égalité de tous devant la loi… ou encore son « court-circuit » de la loi sur la justice transitionnelle, qui serait vidée de sa substance, comme une grande partie du travail de l’IVD (13 000 dossiers environ) sera abandonné.

Enfin, l’Etat risque manifestement la perte de confiance de ses citoyens, quand ses politiques font le lit de l’impunité, au lieu d’instaurer un authentique Etat de droit où la loi ne ferait acception de personne. La promesse de justice, rappelons-le, n’a pas été faite aux puissants ou aux privilégiés, mais aux plus pauvres et aux victimes d’abus. Ledit projet de loi serait qualifié d’une tentative de ravir le seul pouvoir que détenait la population, soit l’espoir d’une justice impartiale, qui la réhabilitera dans ses droits économiques.

En définitive, amnistier les crimes économiques nuirait au processus transitionnel. Ce que les Tunisiens méritent, et ce que la révolution ciblait à la base, était la fin de l’impunité et l’instauration d’un système équitable pour tous. Si le renversement de la dictature débouche sur le soulagement ressenti par les citoyens de ne plus être soumis à l’arbitraire, leur insatisfaction par rapport au modèle économique et social résultant de la transition persiste, d’où l’impératif de l’« assainir ». Pour ce faire, lutte contre l’impunité et réformes institutionnelles devraient aller de paire.

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