« Taxer les étrangers »


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Payer pour demander un visa, payer pour pénétrer dans un pays, payer pour travailler… l’idée de taxer les étrangers n’est pas nouvelle. La loi Sarkozy de novembre 2003 a même fait évoluer le concept en taxant la personne désirant héberger le candidat à l’obtention d’un visa court séjour. Histoire d’une idée qui a de l’avenir.

Par Alexis Spire, Sociologue au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS) pour le Groupement d’information et de soutient des immigrés (Gisti).

Faire payer les étrangers, l’idée n’est pas nouvelle. Elle est même apparue sous l’Ancien Régime, lorsque Louis XIV décida de renflouer les caisses de l’État en instaurant, en juillet 1697, une taxe pour les étrangers et descendants d’étrangers. Celle-ci venait s’ajouter au traditionnel droit d’aubaine, d’origine médiévale [[Jean-François Dubost et Peter Sahlins, Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres, Flammarion, 1999]]. Dans la période contemporaine, c’est à la fin du XIXe siècle qu’émerge l’idée d’un impôt spécifique visant à rendre payant le séjour des étrangers, mais les parlementaires y renonceront, par crainte des représailles des États d’origine. C’est finalement avec l’instauration de la carte d’identité d’étranger, en avril 1917, qu’est généralisée la taxation du séjour des étrangers en France. Durant la crise de l’entre-deux-guerres, les pouvoirs publics n’hésitent pas à augmenter le montant de cette taxe, au point qu’elle devient bientôt la principale source de financement des services des étrangers des préfectures [[Clifford Rosenberg, Republican surveillance: immigration, citizenship, and the police in interwar Paris, PhD, Princeton University, May 2000, p. 88]].

A cette manne financière alimentée par une immigration de plus en plus massive, il faut ajouter celle qui provient des droits de Sceau prélevés lors de chaque naturalisation, eux aussi légués par l’Ancien Régime [[Peter Sahlins, « La nationalité avant la lettre : les pratiques de naturalisation en France sous l’Ancien Régime », Annales – Histoire, Sciences sociales, Septembre-octobre 2000, n° 5, pp. 1081-1108]], et rétablis par un décret de 1814. Ils sont maintenus par la IIe et IIIe République, alors même que, lors de la discussion de la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité, des sénateurs comme Boulanger, Naquet ou Isaac dénonçaient des droits exorbitants transformant la naturalisation en un « véritable privilège » et constituant une « réminiscence fâcheuse du droit féodal et régalien » [[JO Déb. Parl., Sénat, séance du 7 février 1887, pp.102-103]].

Faire payer pour mettre à l’épreuve la volonté de l’étranger

En 1925, la somme exigée est relativement dissuasive : elle comprend les droits de Sceau proprement dits, soit 1 000 francs, le double décime, 200 francs, et les frais d’insertion au Journal Officiel, 24 francs. En ajoutant quelques frais annexes, Jean-Charles Bonnet évalue le montant, pour une naturalisation, à environ 1 300 francs, à une époque où le revenu mensuel des postulants oscille entre 750 et 1 000 francs [[Jean-Charles Bonnet, Les Pouvoirs publics français et l’immigration dans l’entre-deux-guerres, Lyon, Presses de l’Université de Lyon II, 1976, p. 152]]. Officiellement, l’effort financier demandé au candidat est justifié par la nécessité de mettre à l’épreuve sa volonté de devenir français, mais, en réalité, il s’agit surtout de contribuer à financer l’administration du Sceau de France. La loi du 10 août 1927, adoptée dans une perspective populationniste, sera d’ailleurs à la fois l’occasion de diminuer les droits de Sceau, en les modulant selon le revenu des postulants, et de recueillir la contribution financière d’un nombre beaucoup plus important de candidats à la naturalisation.

Les ouvriers taxés à la place des patrons

Après 1945, la dissociation des cartes de séjour et de travail ne remet pas en question le principe du droit de timbre exigé de tout étranger désirant séjourner en France, même si ceux qui sont considérés comme « indigents » en sont dispensés. Cet ancien impôt est bientôt complété par la création d’une nouvelle taxe exigée des étrangers travaillant en France et destinée à financer le fonctionnement de l’Office national d’immigration (ONI) qui vient d’être créé. Durant les premières années, l’essentiel du financement de cet établissement public est assuré par la redevance des entreprises, mais à partir de 1950, le rapport de force politique change au profit des représentants du patronat. L’idée s’impose alors d’exiger des étrangers une taxe pour la délivrance de chaque carte de travail, afin de réduire le montant de la redevance demandée aux entreprises, sans que l’État ait besoin de compenser le manque à gagner.

Tous ces prélèvements spécifiques aux étrangers continuent encore aujourd’hui à alimenter les caisses de l’État. La redevance perçue au profit de l’Office des migrations internationales (OMI), à l’occasion de l’examen médical, a été invalidée par le Conseil d’État en mars 2000. Mais il a subrepticement été rétablie par le parlement afin de financer les nouvelles structures de l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) [[Qui, le 1er octobre 2005, a fusionné l’OMI et le SSAE]]. De même, la taxe perçue lors du renouvellement de l’autorisation de travail reste à la charge de l’étranger. Il n’y a finalement qu’en matière de naturalisation que les étrangers sont désormais épargnés : depuis la fin de l’année 2000, ceux qui sont devenus français par cette voie ne sont plus tenus de verser de droit de Sceau [[L’article 38 de la loi du 30 décembre 2000 prévoit la suppression des droits de Sceau]]. Parallèlement à cette mesure, les frais imposés aux candidats à l’immigration se sont multipliés et ponctuent désormais chaque étape de la procédure.

Payer un visa que l’on aura pas

Le centre de gravité des politiques de contrôle des étrangers ne se situe plus au niveau des préfectures ou de la sous-direction des naturalisations, mais davantage en amont, au sein des consulats. C’est donc de plus en plus lors de sa demande de visa que l’étranger est d’abord ponctionné. Jusqu’en 1995, il s’agissait d’une prérogative nationale, mais l’entrée en vigueur des accords de Schengen en a fait une compétence communautaire, sauf pour les visas de long séjour. Le montant des droits pour les différents types de visa de court séjour – appelés « visas Schengen » – est donc fixé au niveau communautaire et révisé à intervalles réguliers. Ils vont de 35 euros pour les visas de transit et de courte durée, à 99 pour les visas long séjour. Ils doivent être versés lors de la constitution du dossier, au titre des frais administratifs, et ce, quelle que soit l’issue de la demande.

En principe, les sommes perçues sont censées correspondre aux frais occasionnés par le traitement des demandes de visa, mais les chiffres atteints laissent penser que cet objectif est largement dépassé. En 2003, les postes diplomatiques et consulaires français ont délivré 2 024 179 visas [[Cf Rapport au parlement : les orientations de la politique de l’immigration (Premier rapport établi en application de l’article 1er de la loi du 26 novembre 2003), p. 48]], parmi lesquels on compte 1 850 463 visas Schengen et 133 791 visas de long séjour. Dans son rapport au parlement, le gouvernement reconnaît que les recettes perçues par le Trésor public en 2003 s’élèvent à 72 millions d’euros, mais précise qu’« en l’absence de comptabilité analytique, il n’est pas possible de chiffrer avec précision le coût des services des visas » [[ibid]]. Il faudrait ajouter que les 500 000 étrangers qui se sont vu opposer un refus à leur demande n’ont pas été remboursés des sommes qu’ils ont versé aux consulats français.

Recevoir un étranger ? Il faut payer

Mais ce n’est pas tout. Depuis l’adoption de la loi Sarkozy de novembre 2003, la personne désirant héberger un étranger candidat à l’obtention d’un visa de court séjour doit verser la somme de quinze euros pour la simple demande d’attestation d’accueil et quelle qu’en soit l’issue. Si le maire refuse de délivrer l’attestation d’accueil ou si les services consulaires rejettent finalement la demande de visa, l’hébergeant ne sera pas remboursé. Pour dissuader davantage tout candidat à un visa de court séjour, la même réforme de 2003 l’oblige également à justifier de la prise en charge par un opérateur d’assurance agréé « à hauteur d’un montant minimum fixé à 30 000 euros, l’ensemble des dépenses médicales et hospitalières, y compris d’aide sociale, susceptibles d’être engagées pendant toute la durée de son séjour en France ». Le coût d’une telle prestation oscille, selon le profil du demandeur et selon son pays d’origine, entre 150 et 450 euros, alors que ces contrats offrent une couverture très limitée et excluent de fait les plus de soixante-dix ans.

Avoir suffisamment d’argent pour entrer

De surcroît, le fait d’avoir obtenu le visa de court séjour ne garantit pas à l’étranger qui en est détenteur qu’il pourra entrer dans l’espace Schengen. En effet, l’article 5 des accords de Schengen prévoit qu’il devra disposer de « moyens de subsistance suffisants, tant pour la durée du séjour envisagé que pour le retour dans le pays de provenance ou le transit vers un État tiers ». Et la convention d’application des accords de Schengen renvoie à une annexe la détermination « des moyens de référence arrêtés annuellement » par chacun des États membres. Or, pour la France, l’annexe 10 du manuel commun prévoit que l’étranger doit justifier, pour un court séjour – ou même un simple transit en France -, d’un montant de 25,20 euros par jour en 2005, en plus de l’acquittement de la réservation hôtelière et de la possession du billet d’avion retour.

La facture s’alourdit pour l’étranger qui serait parvenu à entrer en France sans avoir demandé de visa et donc sans avoir déboursé les sommes afférentes. S’il fait une demande de carte de séjour au titre d’une régularisation, il devra verser le double du tarif qu’il aurait dû payer s’il avait respecté la formalité de demande de visa. Cette taxe sur la « régularisation de l’entrée sur le territoire » est exigée systématiquement, même pour les étrangers dispensés de visa ou pour ceux dont le visa est périmé depuis des années. Les préfectures vont jusqu’à soumettre au paiement de cette taxe les étrangers malades auxquels ne sont attribuées que des autorisations provisoires de séjour (APS) et qui sont donc contraints de payer 198 € pour une APS de trois mois n’accordant pas le droit au travail.

Payer pour rester

A toutes ces taxes perçues lors de l’admission sur le territoire, il faut bien sûr ajouter celles qui sont exigées lors de la délivrance d’un premier titre de séjour et lors du renouvellement de l’autorisation de travail [[Il conviendrait de mentionner également la contribution forfaitaire exigée des employeurs lors de la délivrance d’une première carte de séjour temporaire salarié qui peut se monter à 1 444 euros et à laquelle s’ajoute une redevance forfaitaire de 168 euros. Comme l’a montré Alain Morice pour les contrats OMI (« Les saisonniers agricoles en Provence : un système de main-d’œuvre », in Immigration et travail en Europe, Gisti, Les journées d’études, juin 2005), le travailleur étranger doit souvent rembourser ces sommes à son employeur]]. Elles vont de zéro euros pour les « travailleurs temporaires », « salariés » et « vie privée et familiale », à 55 pour les « étudiants » et 220 pour les « visiteurs », « retraités » et « profession non salariée ».

Prise isolément, chacune de ces ponctions parait relativement modeste ; mais lorsqu’elles sont rapportées au nombre d’étrangers qu’elles touchent, elles apparaissent comme une manne conséquente pour l’État. De surcroît, elles constituent la garantie d’une forme de sélection implicite des étrangers par le porte-monnaie, favorisant ainsi les plus fortunés ou les intermédiaires auprès desquels les candidats au départ devront s’endetter. Dans un contexte où le législateur ne cesse d’annoncer aux citoyens contribuables de nouvelles baisses d’impôts non sans arrière-pensée électorale, on ne peut s’empêcher de penser que la vieille recette « faire payer les étrangers » a encore un bel avenir.

 Publié dans Plein droit, la revue du Gisti

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