Tamanrasset, carrefour des clandestins


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Panneau de signalisation routière à l'approche de Tamanrasset
Panneau de signalisation routière à l'approche de Tamanrasset

Au carrefour de routes imaginaires à travers le grand désert d’Afrique, Tamanrasset, autrefois simple garnison militaire, est aujourd’hui une ville cosmopolite. Elle ne cesse d’attirer à la fois les populations du Nord et celles du Sud.

Kabyles et Chaouis sont même convaincus des opportunités qu’une ville naissante comme Tam peut présenter pour l’avenir. De petits investissements leur ont, en effet, permis d’acquérir la plupart des locaux commerciaux (cafés, restaurants), et d’avoir aussi une mainmise sur le marché du bâtiment. Pour les Noirs africains, Tamanrasset est une ville mirage, celle pour laquelle tout est possible : trouver un travail fixe et pouvoir ainsi mettre un terme à la misère des siens laissés au pays. Ils n’ont d’ailleurs pas hésité à dénommer le quartier dit Gataâ el Oued – où ils ont l’habitude de s’asseoir en attendant des éventuels recruteurs (entrepreneurs en bâtiment) – « Travail grandé ». C’est tout l’espoir de voir une ville comme Tamanrasset louer leur courage après une traversée du désert de plusieurs semaines, le plus souvent dans des conditions atroces.

Odyssée du désert

Sans perdre le Nord, cependant, les jeunes immigrés clandestins n’oublient pas que Tam n’est qu’une ville transit, une étape de leur longue odyssée du désert , celle devant les mener vers l’Europe. À ce titre, Alger, Oran, Maghnia ou Mellila en passant par Casablanca ou Rabat ne sont que d’autres étapes. Les Touareg, eux, restent fidèles à eux-mêmes. À leurs traditions, à leur art et folklore. Ils servent aussi de chauffeurs, voire de passeurs aux immigrés clandestins venant du Mali, du Tchad, du Togo, de Guinée, et du Cameroun… Plus d’une vingtaine de nationalités se côtoient ainsi dans cette ville ouverte aux pourtours montagneux (Adrian, Le Pic, Malaman, Askrim…).

Dix langues, deux religions (Islam et christianisme) et autres croyances sont pratiqués quotidiennement et en parfaite harmonie. Cependant, et il faut insister là-dessus, ce n’est pas pour autant que les besoins de toutes ces populations soient pris en charge. À commencer par le travail et les loisirs. Le chômage bat son plein. À titre d’exemple, toute la ville de Tamanrasset ne compte que quatre cybercafés, qui sont tôt pris d’assaut par des dizaines de jeunes. Les vélos qui remplissent les rues de la ville ne suffisent plus à rapprocher les distances. Les jeunes ont aujourd’hui besoin qu’on les prenne en charge et qu’on leur offre la possibilité d’évoluer. Parce qu’ils l’ont bien compris, les jeunes Noirs – immigrés clandestins – ne s’arrêtent à Tam que le temps d’une escale. Même si cette escale dure parfois 2 à 3 années. Ils en sont déjà à la moitié de leurs peines. Ils sont prêts à affronter l’autre moitié pour aller au bout de leur rêve.

L’aventure de Bacoubé

C’est à N’gal au Niger, à Gaso au Mali ou à Kasabango au Togo que commence, pour les uns, la grande aventure saharienne, et pour les autres, le périple de leur vie. Le cas le plus frappant est sans doute celui de Bacoubé, un Malien de 21 ans. Il y a quelques mois, Bacoubé quittait son village natal au Mali avec 150 000 francs CFA en poche (environ 500 FF). Clandestinement, il traverse le Niger, le Sud algérien (via Djanet) et parvient en Libye. Arrivé à Sebata, il trouve du travail dans une entreprise spécialisée dans l’entretien des routes. Il y reste près de quatre mois. Le temps de gagner quelque 2600 FF. C’est alors qu’il décide de rentrer chez lui. En cours de route, il se perd dans le désert et ne doit sa vie qu’aux services d’immigration algériens. Il sera gardé dans un camp, près de la frontière algéro-libyenne, avant d’être transféré à Djanet, dans un premier temps, puis à Tamanrasset dans un second temps.

Après une courte période de détention, il sera jugé et condamné à 6 mois de prison et à une amende de 550 DA. Bacoubé reconnaît avoir voyagé sans passeport ni visa, il reconnaît même le bien-fondé des contrôles de police aux frontières. Par contre, il n’admet pas le fait qu’on lui ait confisqué son argent. « Ils m’ont pris mes 2600 FF, ils ne me les ont jamais rendus ». Bacoubé pense que si on l’a libéré, c’était pour acheter son silence. « En échange, ils m’ont remis une convocation ». Bacoubé en est satisfait comme d’une preuve matérielle de son existence à Tamanrasset. « Ils ne pourront pas dire que j’ai menti avec ça », s’exclamera-t-il.

Depuis sa libération, Bacoubé n’a travaillé que par deux fois. « C’est une question de chance », fera-t-il remarquer. Celle-ci lui sourira la première fois, il aura droit à 500 DA, puis la seconde où il n’aura droit qu’à 350 DA. « Depuis, c’est la dèche », confiera-t-il. Bacoubé est convaincu qu’il ne pourra rester davantage à Tam. « Il faut de l’argent pour vivre ici », mais il sait aussi qu’il lui en faut bien davantage pour payer ses frais de retour. À Gataâ El Oued, il attend. Comme tous les autres, ceux qui arrivent et ceux qui s’en vont. Ici, les expériences se ressemblent…

Cheikh Di

Koulé Di, 20 ans, parle français bien mieux que Bacoubé. Il est parti du Burkina Faso pour le Mali, via les villages de Gao et de Kali, pour finir à Bordj Badji Mokhtar et puis à Tamanrasset. De Toyota en Toyota. Il connaît parfaitement les tarifs appliqués par les passeurs clandestins. Les risques sur les routes aussi. Niger-Libye, via Djanet, 1500 FF. Libye-Tam, via Djanet, 80 dinars libyens si vous êtes en règle, 100 dinars si vous ne l’êtes pas, soit 50 000 F CFA. Enfin, Djanet-Tam, 2500 DA. Koulé Di semble avoir une bonne expérience des passages clandestins, mais il ne le dit pas. Il constate par contre qu’en Libye, ses compatriotes souffrent moins des problèmes de contrôle.

« Là-bas, nous avons moins de problèmes avec la police ou les services de l’immigration. On ne risque pas d’aller en prison pour une question de formalités, et puis il y a du travail ». Mais la Libye ne l’intéresse pas, parce qu’il songe à rentrer chez lui et se marier. Koulé Di ne manque pas cependant de faire remarquer que ces prix sont des plus relatifs. « Quand vous montez dans le 4X4, le chauffeur peut exiger de vous 35 000 F CFA ou tout simplement vous prendre tout ce que vous avez, il ira même jusqu’à charger un missionnaire de vous sonder et savoir exactement de quelle somme vous disposez ». Et d’expliquer que les vrais problèmes commencent seulement au milieu de la route ou près des frontières.

Les disputes, les pannes de moteur, le manque de nourriture, le manque d’eau font, monter la tension, et le chauffeur ne cesse de tourner en rond pour donner l’impression que le voyage est plus long. « C’est juste pour demander plus d’argent, explique Koulé Di. Ils (le chauffeur et ses associés, nldr) nous menacent même avec des armes blanches. Certains sont abandonnés sur la route ». S’il n’a jamais vu quelqu’un mourir sous ses yeux, ses camarades ne parlent pas moins de cas de leurs semblables retrouvés morts dans le désert.

Le voyage de la peur

Le transport clandestin de ces jeunes immigrés est souvent assuré par des Bouzous, nom que les Noirs africains ont donné aux Touareg pour le turban que ceux-ci ont sur la tête. Autant dire qu’ils ne sont pas toujours en bons termes avec eux. « Ils ne sont pas honnêtes », explique encore Koulé Di. « Du Burkina à Tam, ils peuvent exiger 35 000 F CFA, mais peuvent tout aussi bien changer d’avis et vous prendre 40 000 F CFA ou 100 000 F CFA. Au total, le voyage vous reviendra à 200 000 F CFA ce n’est pas normal ». Les Guinéens, Maliens et autres Béninois peuvent en témoigner, estime-t-il. « Les Nigérians payent jusqu’à 100 dollars chacun, soit 70 000 F CFA. C’est du vol ».

En tout et pour tout, le voyage de Koulé Di a duré 5 jours. Seulement quand les clandestins arrivent à destination, on les abandonne en dehors de la ville à quelques dizaines de kilomètres dans le désert. « Il faut éviter tous les risques ». Bien sûr, s’ils se font prendre, c’est tant pis pour eux. Ce sera le refoulement. Même ceux qui sont en règle n’y échappent pas… Avant de quitter le Burkina, Koulé Di cultivait la terre de ses parents. Depuis 3 mois, il fait le guet à Gataâ El Oued en espérant qu’un entrepreneur en bâtiment lui offre du travail. « C’est qu’il y a des jours où si vous avez 20 DA en poche, vous êtes sûr de ne pas rester à jeun toute la journée ». Koulé Di n’a pas encore fini sa phrase qu’une 404 bâchée s’arrête.

En effet, près d’un groupe de ses compatriotes, et sans même en descendre, le chauffeur fait V de ses doigts, et deux d’entre eux courent dans sa direction. « C’en est fini pour eux, aujourd’hui, ceux-là ». Il ajoutera, optimiste : « C’est ça qu’on appelle ‘travail grandé' ». Casser des murs, chercher du sable, faire des travaux ménagers, telles sont les tâches des jeunes clandestins. Pour un salaire de 250 DA la journée, un café et du pain. Koulé Di ne manque pas de signaler qu’il y a les jours où on ne les paye pas. « Sous prétexte que nous ne sommes pas en règle ».

L’hôtel du Sud

Koulé Di habite pour le moment dans un « ghetto » avec ses camarades : une petite pièce qu’ils ont louée chez un habitant originaire de Tamanrasset pour 200 DA le mois chacun. Ils sont une dizaine à vivre dans la même pièce, les nouveaux arrivés ne payent rien avant d’avoir commencé, eux aussi, à travailler. Koulé Di refuse de nous montrer son « ghetto ». « J’ai peur que les autres pensent que je leur ai ramené un enquêteur… » En fait, des ghettos, il en existe deux à Tamanrasset : l’un à l’extrémité est de la ville, l’autre à l’ouest, sur une montagne dite Djeblia. Quatre murs nus avec des hommes dans un coin, allongés sur une natte. Quelquefois, c’est près de 50 personnes qui font la fête dans une cour. Il y en a alors de toutes les nationalités, de tous les âges aussi.

Hommes et femmes ne manquent pas alors de s’adonner à des danses traditionnelles sous une musique africaine. Par ailleurs, Koulé Di connaît tout aussi bien la procédure à suivre pour aller vers le nord. Le Nord, c’est l’Europe. Il sait aussi où se trouvent les barrages de la gendarmerie et comment les contourner. In Salah, Ghardaïa, Oran, Maghnia… Jean le Guinéen l’interrompt pour dire : « Si vous êtes pris, c’est Tinzaouatine », du nom de la rivière séparant l’Algérie du Mali, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière.

Ce simple nom suffit à donner la frousse aux jeunes clandestins. C’est que tous risquent de passer par là-bas. « C’est le rendez-vous avec la mort pour tous les refoulés », expliquera Jean. « Ils nous ont lâchés dans le désert de Tinzaouatine, et pendant une semaine entière, il a fallu se débrouiller. On n’avait pour seule nourriture que du pain et de l’eau, nous étions 200 personnes ». Un aveu que ne manquera pas de confirmer Koulé Di. D’une voix triste, ce dernier reconnaîtra qu’il y a beaucoup de morts de ce côté-là (Tinzaouatine). « Il n’y a rien à manger et le gouvernement malien ne maîtrise pas les mouvements de populations du côté de la frontière ».

Il ne manquera pas de faire endosser une part de responsabilité aux Touareg disposant de commerce dans la région. « Ils ont le pouvoir là-bas, et si vous avez de l’argent vous achetez, sinon vous mourez de faim ». Saï se mêle à la discussion et jette, lui aussi, son dévolu sur les Touareg et les services de sécurité. « Si on n’arrive pas à s’en sortir, c’est en partie à cause d’eux. Ils ne nous aiment pas, ils nous agressent, et ils nous appellent Essoud ou Swid (Noirs) ». Pourtant, Saï n’exclut pas la possibilité, pour lui, d’épouser une de leurs filles. « Les parents ne veulent pas de nous, ils pensent que nous avons tous le sida, que nous sommes analphabètes, même leurs filles sont agressives, à la fin ».

Saï pense que les Touareg, ou Bouzou comme il les appelle, sont aussi xénophobes. « Au même titre que les policiers et autres gendarmes : ils ne comprennent que ce qu’ils veulent comprendre ». Autant de raisons pour Saï, Jean, Koulé Di et tous les autres (vouloir quitter la région dans les plus brefs délais). « Moi, je suis déjà parti, s’écrie avec fierté Saï, j’ai passé une année au Maroc. Et comme il n’y avait pas de travail, je suis revenu à Alger, où j’ai eu quelques boulots. Un jour, à la suite d’une rafle, ils m’ont refoulé à la frontière, avec une centaine de compatriotes, à la fameuse Tinzaouatine. Mais je ne suis pas mort, et me revoilà ». Saï fera remarquer que pour embarquer pour Melilla, cela peut parfois prendre des mois, voire des années.

Par D. A. de notre partenaire El Watan

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