
Les klaxons s’entremêlent aux cris des passants. Le vrombissement incessant des moteurs à deux roues résonne dans tous les quartiers. À Dakar, les motos-taxis, appelées localement « Jakarta » ou Tiak-Tiak », ont pris possession des rues. Ce qui avait commencé comme une solution alternative à la crise du transport urbain est devenu, aujourd’hui, un fléau urbain aux multiples conséquences.
A Dakar,
Depuis plus d’une décennie, Dakar, la capitale sénégalaise, voit proliférer les motos-taxi à une vitesse alarmante. Apparues timidement sous le régime de Macky Sall, leur multiplication a été facilitée par l’absence de régulation stricte et le silence coupable des autorités. Aujourd’hui, leur présence incontrôlée dans la capitale sénégalaise illustre un échec manifeste des politiques de transport et de sécurité urbaine.
Des routes chaotiques, des vies fauchées
Sur l’avenue Bourguiba, en pleine circulation, un homme en moto zigzague entre les voitures, sans casque, avec un passager derrière lui. Ce dernier, lui aussi, sans aucune protection, tient maladroitement un gros sac de provisions. La scène est banale. Elle pourrait faire sourire si elle ne rappelait pas les centaines d’accidents parfois mortels survenus ces derniers mois.
Coumba Seck, médecin urgentiste, témoin quotidien des dégâts humains, alerte : « En moyenne, deux à trois blessés graves par jour arrivent aux urgences à cause des motos-taxis. Fractures ouvertes, traumatismes crâniens, lésions internes… La majorité ne porte ni casque, ni protection. Le plus grave, c’est que certains d’entre eux prennent des risques insensés pour gagner quelques centaines de francs de plus. On parle ici de vies humaines sacrifiées pour de petites courses ».
Insécurité totale sur deux roues
Les statistiques non officielles, faute d’un suivi étatique rigoureux, évoquent une recrudescence inquiétante des accidents liés aux motos-taxis depuis 2021. Pourtant, les campagnes de sensibilisation sont rares, et les contrôles quasi inexistants. Au-delà du danger routier, un autre phénomène grandissant préoccupe les Dakarois : l’insécurité. Les motos-taxis sont désormais associées à une nouvelle forme de criminalité. Vols à l’arrachée, agressions en plein jour, attaques surprises dans les embouteillages… la moto permet aux malfrats de frapper vite et de disparaître sans laisser de trace.
Nabou Dione, commerçante, victime récente d’un tel acte, raconte : « Je marchais tranquillement vers mon magasin quand deux types sur une moto m’ont arraché mon sac. Dedans, il y avait la recette du jour, mes papiers, mon téléphone. Ils ont disparu en quelques secondes. Personne n’a pu faire quoi que ce soit. C’est devenu trop fréquent ». La police, souvent dépassée, peine à retrouver les coupables. Le manque d’immatriculation claire sur de nombreuses motos complique encore davantage les enquêtes. Certains conducteurs changent régulièrement de plaque, ou n’en ont tout simplement pas.
Des conducteurs sans formation
Ce qui frappe également dans l’univers des motos-taxis à Dakar, c’est l’amateurisme et le manque de professionnalisation du secteur. La majorité des conducteurs sont de jeunes hommes, souvent sans formation, sans permis de conduire adapté, et sans aucune connaissance du code de la route. Mounass Sambe, enseignante, qui utilise parfois ce moyen de transport pour éviter les embouteillages, témoigne avec inquiétude : « C’est un pari risqué à chaque fois. Ils roulent trop vite, prennent des raccourcis dangereux, et n’ont aucune courtoisie sur la route. J’ai déjà eu deux accidents mineurs. Je n’ose même plus les prendre ».
« Le problème, c’est qu’ils sont partout maintenant. On ne peut pas les éviter », poursuit-elle, la peur et l’inquiétude au visage. Derrière cette réalité, se cache aussi une misère sociale. Beaucoup de ces jeunes, sans emploi, se tournent vers ce métier comme unique échappatoire. Ils achètent une moto à crédit, ou en location-vente, et tentent de s’en sortir dans un environnement anarchique.
Laxisme institutionnalisé
Depuis la Présidence de Macky Sall, aucune mesure sérieuse n’a été prise pour encadrer le phénomène. Des annonces sporadiques ont été faites, notamment autour d’un projet de recensement ou de régulation du secteur, mais rien de concret n’a jamais été mis en œuvre. Mamadou Fall, juriste, spécialiste en droit public, analyse la situation : « Le problème est politique. Les autorités sont conscientes du désordre, mais elles craignent d’aliéner une population jeune, souvent désœuvrée, qui trouve dans cette activité une forme de survie. C’est un équilibre dangereux, où l’on sacrifie l’ordre public pour préserver une paix sociale artificielle ».
Il rappelle que le Sénégal dispose de lois suffisantes pour réglementer le transport urbain. Ce qui manque, selon lui, c’est la volonté politique et le courage d’affronter une réalité impopulaire. Les motos-taxis n’ont pas seulement bouleversé la sécurité routière et l’ordre public. Elles ont aussi modifié la physionomie même de la capitale. Les trottoirs sont envahis, les carrefours saturés, et la pollution sonore atteint des niveaux insupportables.
Une capitale devenue invivable, une jeunesse livrée à elle-même
Tapha Samb est urbaniste, tire la sonnette d’alarme : « Dakar n’a pas été conçue pour supporter un tel afflux de motos. C’est un chaos organisé. On a négligé toute forme de planification urbaine pour des solutions de court terme. Le résultat, c’est une ville congestionnée, bruyante, et de plus en plus invivable. Il est urgent de repenser la mobilité en intégrant des solutions durables et régulées ». Des projets comme le BRT (Bus Rapid Transit) ou le TER (Train Express Régional) ont été mis en avant, mais ils peinent à répondre à la demande réelle. En attendant, les motos-taxis comblent un vide, sans cadre ni contrôle.
Pour beaucoup de jeunes, devenir chauffeur de moto-taxi est devenu un choix par défaut. Faute d’emploi, de formation ou d’orientation, ils se lancent dans ce secteur sans encadrement. Spécialiste des questions de jeunesse, Serigne Diouf résume : « Ce phénomène est le symptôme d’une crise plus profonde. On parle de jeunes laissés-pour-compte, sans perspective, à qui on ne propose rien d’autre que de devenir chauffeurs dans un système informel. C’est une bombe sociale à retardement ».
« Dakar risque de sombrer encore davantage dans un désordre »
Il appelle à un programme national de reconversion, de formation et d’encadrement, pour offrir à cette jeunesse d’autres perspectives que la rue et le désordre. Face à cette situation, poursuit-il, les solutions existent, mais nécessitent une volonté ferme. « Recenser les motos-taxis, exiger un permis spécifique, interdire leur circulation dans certaines zones sensibles, créer des couloirs dédiés, ou encore encadrer l’achat et la vente de ces véhicules. Tout cela demande un plan cohérent, soutenu par des moyens réels et une application rigoureuse ».
« Mais surtout, il est temps pour les autorités de sortir du déni. La prolifération incontrôlée des motos-taxis n’est pas seulement un problème de transport. C’est un enjeu de sécurité, de gouvernance, et de justice sociale. Sans réaction rapide, Dakar risque de sombrer encore davantage dans un désordre que personne ne saura maîtriser », conclut-il.