Sénégal : La course au ndigueul


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Alors que ses prédécesseurs sont restés soigneusement à l’écart des affaires religieuses, Abdoulaye Wade a ostensiblement revendiqué son appartenance à la confrérie mouride. À trois mois d’élections présidentielles très ouvertes, le président talibé espère un retour sur investissement de la part de Touba.

Touba, la capitale du mouridisme, serait-elle devenue le centre politique du Sénégal ? Mardi 29 novembre, à l’occasion du magal de Serigne Abdou Khadre, quatrième khalife de la confrérie, de nombreux hommes politiques se sont invités dans la cité. Honneur aux dirigeants, une dizaine de ministres, le Premier ministre Souleymane Ndéné Ndiaye en tête, sont venus célébrer la naissance de celui que l’on appelait « l’imam des imams ». Avec le secrétaire général du parti socialiste Ousmane Tanor Dieng, l’ancien Premier ministre Idrissa Seck, et Ibrahima Fall, doyen de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et ministre de l’Education et des Affaires étrangères dans les années quatre-vingt, tous trois candidats déclarés à la succession d’Abdoulaye Wade, l’opposition n’est pas en reste.

Même le chanteur Youssou Ndour qui a récemment annoncé son intention de mettre sa carrière entre parenthèse pour se « lancer dans l’arène politique » est là. Pas question de rater un tel rendez-vous à trois mois de l’élection présidentielle. D’autant que le fils du défunt khalife, Cheikh Bassirou Mbacké Abdou Khadre, occupe depuis plusieurs années le poste stratégique de porte-parole du khalife général des mourides. La course au ndigueul, cette consigne de vote adressée par le marabout à ses disciples, a commencé !

Politique et religieux entremêlés

Au Sénégal, où confréries maraboutiques et islam se mêlent, le pouvoir politique a toujours courtisé le pouvoir religieux. De son côté, le pouvoir religieux a toujours soutenu le pouvoir en place, garant d’une certaine paix civile. « Dans l’islam sunnite, le respect de l’autorité est un principe presque sacré, rappelle le professeur Abdul Aziz Kébé, chef du département d’arabe à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD).

L’islam sunnite préfère la stabilité d’une tyrannie organisée au chaos d’une révolte. » L’administration coloniale en son temps s’était appuyée sur les chefs religieux pour asseoir sa domination. Après les Indépendances, Léopold Sédar Senghor, de confession chrétienne, instaure une relation bienveillante entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux dans un pays peuplé à 90% de musulmans. « Senghor a établi une distance protocolaire entre l’État et les religieux au nom d’une certaine idée de la laïcité, observe l’islamologue. Il les écoutait en tant que chefs coutumiers, mais l’État restait l’État et il n’y avait pas une inclination de l’État dans le religieux ni une intégration du religieux dans l’État. » Son successeur, le musulman Abdou Diouf, perpétue cette tradition.

L’élection d’Abdoulaye Wade en 2000 change fondamentalement la donne. Au lendemain de sa victoire, l’opposant historique se rend à Touba et se prosterne devant son marabout, Serigne Saliou Mbacké, alors khalife général des mourides. Le geste suscite un tollé. Ousseynou Kane, chef du département de philosophie à l’UCAD, signe dans les colonnes du journal Walfadjri une tribune qui fait grand bruit intitulée « La République couchée ». « En allant avec autant de précipitation et d’ostentation faire acte d’allégeance ailleurs, c’est comme si on volait au peuple, qui seul en était l’artisan, sa victoire. L’image du futur président, crâne baissé devant le khalife pour pieuse qu’elle fût, avait choqué jusqu’aux plus croyants », s’indigne le professeur Kane. « Je suis allé à Touba en disciple mouride, et non en ma qualité de chef de l’État », se justifie Abdoulaye Wade. Ce qui ne l’empêchera pas de récidiver…

Wade le multirécidiviste

« Les confréries ont une légitimité sociale très forte, explique Abdou Salam Fall, sociologue à l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN). Il existe une fibre, un sentiment d’appartenance à la confrérie. » Conscient des réalités socioculturelles et religieuses de son pays, Abdoulaye Wade assume sa foi, l’affiche voire l’utilise. Il est rapidement surnommé le « président talibé » (disciple). « Depuis 2000, Wade est dans un rapport populiste avec les religieux, analyse le sociologue. Il a brisé la séparation des pouvoirs. » La relation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux est devenue « malsaine », note pour sa part Abdul Aziz Kébé. L’islamologue estime que le président Wade « instrumentalise » sa foi. « Il n’a pas une attitude de disciple mais de politicien, estime-t-il. Il investit pour récupérer. Opposant, Abdoulaye Wade ne se mettait pas par terre ! »

En 2002, à la veille des élections locales, Wade veut faire de Serigne Saliou Mbacké, khalife général des mourides, la tête de liste de la majorité présidentielle à Touba. Les dignitaires mourides s’y opposent farouchement. Le président se ravise. En 2007, à l’approche cette fois de l’élection présidentielle, il octroie près de 1000 hectares de terres au khalife général des mourides. Réélu, il offre 100 milliards de francs CFA (152 millions d’euros) sur cinq ans pour moderniser la ville sainte. Les autres confréries le vivent mal. Le 19 juillet 2008, lors de la visite à Dakar de Serigne Mouhamadou Lamine Bara Mbacké, khalife général des mourides, l’esplanade du palais de la République se transforme le temps d’une prière en mosquée pour sacrifier à l’office du crépuscule sous les yeux ébahis des diplomates présents.

« Wade fait croire aux disciples qu’avec lui c’est le mouridisme qui est au pouvoir », juge le professeur Kébé. Avant Wade, on ne regardait pas les gens en fonction de leur religion et à fortiori de leur confrérie. » Pour l’islamologue, cela ne fait aucun doute, le chef de l’État s’entoure d’une « garde rapprochée mouride », nomme des ministres mourides. Force est de constater que Souleymane Ndéné Ndiaye, le Premier ministre, Pape Diop, président du Sénat, Mamadou Seck, président de l’Assemblée nationale, et de nombreux ministres appartiennent à la confrérie mouride. Sous la présidence d’Abdoulaye Wade, Touba devient un passage obligé. Les ministres nouvellement nommés y sont envoyés pour se faire « adouber ». Un ballet des responsables politiques qui commence à lasser certains jeunes marabouts se disant envahis par les « borom sagne sagne » (« les décideurs » en wolof). Douze ans après l’Alternance, les images du président ou des membres du gouvernement baissant la tête, s’agenouillant et tendant les mains vers un marabout pour quérir ses prières sont devenues monnaie courante… Au grand dam des défenseurs de la laïcité.

Distribution de privilèges et achat de conscience

Passeports diplomatiques, 4×4, terrains, exonération de taxes sur les importations, Wade accorde de nombreux « privilèges » aux chefs religieux, créant selon les mots d’Abdul Aziz Kébé une « boulimie d’argent ». « Lorsque l’on veut contenter tout le monde, explique l’islamologue, c’est là que les problèmes commencent car c’est un puit sans fond. Lors de sa dernière tournée à Touba, Wade a distribué une dizaine de milliards ! » À l’ère des petits-fils, les confréries sont beaucoup plus éclatées, les descendants des fondateurs des confréries beaucoup plus nombreux. « Même s’il y a un seul khalife, il y a au sein de chaque confrérie plusieurs pouvoirs, observe le professeur Kébé. Chaque aîné représente une famille dans la grande famille. » Lorsque le khalife d’une confrérie décède, c’est l’aîné des descendants qui lui succède. « L’islam ne reconnaît pourtant pas le lignage, précise Abdul Aziz Kébé, on a rétabli un système féodal. »

Usé par le pouvoir, contesté par une partie de plus en plus importante de la population, Abdoulaye Wade compte activer les leviers traditionnels de l’électorat sénégalais pour sauver son fauteuil en février prochain. Le président talibé a donc entamé une tournée des familles religieuses en vue d’obtenir leur soutien. Un électorat que lui dispute ouvertement Idrissa Seck. Directeur de campagne, directeur de cabinet, numéro 2 du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir) et Premier ministre d’Abdoulaye Wade, Idy ne compte pas laisser le terrain libre à son mentor. « Ils vont user voire abuser de la religion », prédit Abdul Aziz Kébé. Les autres prétendants à la présidence de la République, tenus par les conclusions des Assises nationales qui préconisent un rééquilibrage entre le politique et le religieux, courtisent également les familles religieuses mais de manière plus discrète.

Mais, s’il a lieu, le ndigueul fonctionnera-t-il ? Les religieux ont-ils intérêt à soutenir un président dont l’avenir paraît incertain ? Les musulmans sénégalais ont beau être des talibés, ils restent avant tout des citoyens. « Les guides religieux jouent un rôle d’autorité morale et éthique. S’ils descendent sur le terrain de la politique, ils sont moins écoutés », explique le sociologue Abdou Salam Fall. « À mon avis, poursuit-il, le vote confrérique ne jouera pas beaucoup lors de la prochaine élection. » Ce mardi 29 novembre à Touba, lors du magal de Serigne Abdou Khadre, le fils du défunt khalife a adopté une posture neutre. Il a rappelé à ses invités qu’il comptait parmi ses talibés « des membres de l’opposition comme du pouvoir » et souhaité que les élections se déroulent « dans la transparence et la régularité ». L’appât du gain aidant, tous n’auront sans doute pas la même sagesse. D’après un article du Quotidien paru en octobre, chaque guide religieux qui accepterait de faire allégeance au chef de l’État à travers une déclaration publique de soutien se verrait remettre 400 millions de francs CFA (environ 610.000 €).

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