RDC : éditorialistes, thuriféraires et « injurologues »


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Une sagesse dit qu’on ne donne pas des coups de pied à quelqu’un gisant à terre — immobilisé et dans l’incapacité de se défendre. Certains croiront que c’est ce que je suis justement en train de faire. Les journalistes congolais subissent en effet des abus de toutes sortes et, pis, paient parfois de leur vie l’exercice d’un métier suicidaire en RDC. Mais je ne saurais passer sous silence la corruption et la scélératesse qui deviennent, dans certains milieux de la presse congolaise, des « qualités » copiées des antivaleurs ambiantes que les vrais « chevaliers de la plume » et de l’audiovisuel parmi eux dénoncent — parfois au prix suprême de leur vie.

Je ne parlerai même pas ici longuement de la paresse, qui semble un péché véniel à côté des deux péchés cardinaux que je viens de mentionner et qui n’est pas à imputer aux journalistes, mais plutôt aux maisons de presse qui les emploient. Sauf pour dire que le métier de reporter a presque disparu. On a ainsi assisté à la fin de l’année passée à une guerre qui a embrasé tout l’est du pays sans la moindre présence de reporters autochtones sur le terrain. Les média se sont contentés de répercuter les reportages des journalistes de France24, par exemple, qui se trouvaient sur le terrain.

Mais comme le note Christine Holzbauer, qui a travaillé au Mali comme reporter en 2002 pour confirmer la présence d’Al-Qaeda dans la zone d’El Khalil, « faute de moyens, la presse renonce à envoyer de reporters sur le terrain et se contente des dépêches d’agence. Une situation alarmante. C’est la situation de la presse africaine où l’on se contente d’éditorialiser ».

Dans les zones urbaines congolaises, les journalistes éditorialisent donc à tout-va — certains indélicats plagient même. Et la plupart des torchons qui passent pour des reportages sont en fait des publireportages.

L’art du «coupage»

Le journaliste bloggeur Cédric Kalonji décrit comment ce système bien huilé fonctionne. « En république démocratique du Congo, dit Kalonji, on désigne par le mot ‘coupage’ cette pratique qui veut que les journalistes soient payés pour écrire un article. A titre d’exemple, une institution qui invite des journalistes à une conférence de presse pour faire parler de ses activités se doit de verser une certaine somme… Le principe est bien connu de tous : plus la somme remise aux journalistes est importante, plus les articles écrits par ceux-ci sont élogieux… Cette pratique bien ancrée dans le mœurs fait que les journalistes sont en permanence à la recherche non de nouvelles mais de personnes qui peuvent les payer pour publier leurs articles ».

Ce système de « coupage » est si enraciné qu’on le retrouve même chez des reporters de grande renommée. Et, je me dois de le dire à mon plus grand chagrin, même chez un journaliste de grande réputation comme Franck Ngycke, dont l’assassinat en 2005 a jeté l’émoi dans l’opinion congolaise et internationale.

L’ONG Journaliste en danger (JED) mena une enquête de deux mois immédiatement après le double assassinat de Franck Ngycke et de son épouse, qu’elle publia en janvier 2006 dans un rapport titré « Franck Ngycke : Le mystère (Rapport d’enquête sur l’assassinat du journaliste Franck Ngycke Kangundu et de son épouse Hélène Paka) » dont je cite ci-dessous la deuxième partie.

Et ce que JED découvre en fouinant dans l’entourage du défunt et en menant une analyse fouillée des articles publiés par lui ne laisse aucun doute : Franck Ngycke était bel et bien « Une plume au service au service des individus ». L’homme se repaissait des coupages et s’y vautrait.

Le rapport de JED révèle que Franck Ngycke était un mercenaire de la plume et un thuriféraire attitré de Théophile Mbemba Fundu, l’actuel gouverneur de la ville-province de Kinshasa — un cacique de la mouvance présidentielle qui a été tour à tour gouverneur de la même ville de Kinshasa, directeur de cabinet du président de la république, ministre de l’intérieur, chef du parti du président dans sa province d’origine, avant de redevenir gouverneur de Kinshasa.

Selon JED, la déontologie et l’éthique professionnelles ne faisaient plus partie du lexique de Franck Ngycke : « Dans la profession, on rapporte que c’est Mbemba Fundu qui aurait permis au journaliste de s’acheter sa première voiture, une Toyota Starlet de couleur rouge dont Franck était très fier. Ces liens n’étaient pas gratuits. Les archives de La Référence Plus indiquent que tous les articles sur les faits et gestes du ‘gouverneur de la ville’, du ‘directeur de cabinet du chef de l’Etat’, du ‘ministre de l’intérieur’ et même du ‘leader du parti présidentiel dans la province de Bandundu’, sont signés par
Franck Ngyke, de son nom ou des initiales ‘KGD’. Le journaliste, non seulement assure parfaitement le marketing politique de son ‘ami et grand frère’, mais n’hésite pas à s’attaquer à ses adversaires politiques ».

En procédant à cet étalage de linges souillés, JED voulait orienter l’enquête policière vers la piste du mobile : des « mécènes » qui graissaient la plume de Franck Ngycke et qu’il aurait d’une manière ou d’une autre fâchés seraient les commanditaires du double meurtre. Un mobile de polar écrit à la va-vite. Mais cet étalage donne aussi accès, comme par inadvertance, aux mangroves infectes de la presse congolaise.

L’attaque des adversaires par des thuriféraires et des griots entreposés à la solde d’un camp politique ou d’un « payeur » dont fait mention l’enquête de JED prend souvent la forme d’injures. Les journalistes et les politiciens qui se complaisent dans ce genre de production sont appelés « injurologues », un néologisme congolais.

Sous Mobutu, on traitait de « déviants » ou de « sorciers » les adversaires politiques du régime. Aujourd’hui, les déviants sont tout simplement jetés en pâture aux injurologues sur les antennes de la Radiodiffusion et Télévision Nationale Congolaise (RTNC), qui est officiellement apolitique.

L’outrance des « injurologues »

Actuellement, le journaliste injurologue le plus prolifique sur les antennes de la télévision officielle nationale, c’est Zacharie Bababaswe (alias Zacle), qui est pourtant animateur de l’émission éducative « Journal télévisé en lingala facile », doté d’un corpus vidéographique assez respectable sur YouTube.

Le vandalisme verbal de Bababaswe est illustré dans le vidéoclip de l’extrait d’une émission au cours de laquelle il « déconstruit » proprement Vital Kamerhe, député de la Province du Sud-Kivu, déchu de la présidence de l’Assemblée Nationale au mois d’avril dernier au terme de trois longs mois d’une tentative futile et interminable de s’accrocher au perchoir.

Kamerhe, qui fait partie de la mouvance présidentielle, était tombé en défaveur lors des opérations militaires conjointes Congo-Rwanda dans la province du Nord-Kivu. Il a eu le toupet de déclarer, au micro de Radio Okapi, n’avoir pas été informé de ces opérations et, pis, il osait remettre publiquement en question la sagesse d’une telle entreprise : « Maintenant vous me dites que les troupes rwandaises viennent d’entrer au Congo, je préfère croire que c’est faux, puisque si c’est vrai, c’est tout simplement grave, parce que cela va soulever un certain nombre de questions. Nous nous posons la question de savoir dans quel état d’esprit se trouvent nos populations qui viennent à peine de sortir de l’agression rwandaise ».

Déclaration intempestive qui scella le destin politique de Kamerhe accusé de vouloir inciter les populations des Kivu à la rébellion. Il ne suffisait pas de le réduire politiquement ; on lâcha sur lui le fauve nommé Zacharie Bababaswe.

Le cas Bababaswe

Dans ce vidéoclip, la philippique de Bababaswe est en langue lingala parsemée d’expressions et de mots en français. Elle nous apprend que, trois années après l’enquête de JED sur l’assassinat de Franck Ngycke, la corruption en milieu journaliste a pris des proportions endémiques et devient la norme de l’exercice du métier. Au fait, les journalistes ne se rendent même plus compte que solliciter et recevoir de l’argent des particuliers pour faire de la désinformation à leur profit compromettent irrémédiablement leur éthique et leur déontologie professionnelles.

Essayons de suivre les linéaments tordus de Bababaswe sur les antennes de la télévision officielle congolaise.

Bababaswe avoue qu’il recevait régulièrement des appoints de Vital Kamerhe. Ainsi corrompu, il a lancé Kamerhe, un provincial de Bukavu, devant le public kinois. Lorsqu’il lance Kamerhe, il lui colle ces deux surnoms : « Le pacificateur » et « Attaquant de base et de pointe ». C’est encore lui, Bababaswe, qui présente Kamerhe aux musiciens Koffi Olomide et Fally Ipupa et leur transmet ces surnoms de Kamerhe qu’on retrouve d’ailleurs dans leurs chansons d’une certaine période chaque fois qu’il y est fait mention de ce député. Puisqu’ils se sont brouillés, Bababaswe se croit le droit de retirer ces surnoms à l’ex-Président de l’Assemblée Nationale.

Bababaswe répond en fait dans ce clip à un commentaire antérieur de Vital Kamerhe qui aurait été interpellé par l’un de ses fils en ces termes (je paraphrase) : « Papa, l’homme qui t’insulte à la télé, n’est-ce pas le même qui venait te retaper ici à la maison ?»

On croit peut-être qu’en réfutant les propos du fils de Kamerhe selon lesquels il se pointait à la résidence du député, Bababaswe allait aussi réfuter par le fait même qu’il recevait de l’argent de lui. Tout au contraire, Bababaswe reconnaît avoir été corrompu par Kamerhe, mais avec cette seule différence : il ne le retapait pas chez lui, mais dans son bureau. Comme si ce changement de lieu changeait aussi le fait qu’on a ici un prétendu journaliste qui reconnaît sur les antennes de la télévision nationale qu’il recevait de l’argent d’un quidam pour parler favorablement de lui et ainsi désinformer intentionnellement le public.

Voici la dernière ligne de défense, toute honorable et candide, de Zacharie Bababaswe pour justifier ses turpitudes : « J’allais à votre bureau. Dans le cadre de mon travail. Je ne nie pas ; vous avez un grand cœur. De temps en temps, quand j’arrivais, vous mettiez la main dans votre poche, et vous me donniez de l’argent. Mais je ne mendiais jamais parce que je me présentais dans ma Cherokee. Donc, j’avais déjà mes propres moyens ».

Pis, lancé en mode autopilote dans cette confession publique abjecte, Bababaswe avoue dans la même foulée qu’un autre opérateur politique, Théophile Mbemba — le même qui soudoyait feu Franck Ngycke —lui a payé par deux fois les frais de ses voyages en Europe.

Il y a des gens pour croire, comme le croit le journaliste bloggeur Franck Baku , que Zacharie Bababaswe est sur le point d’être bouté hors des antennes de la télévision officielle. Pas pour le genre d’attaque ad hominem qu’il a fiellée contre Vital Kamerhe. Mais parce que le « ‘JT en lingala facile’ serait devenu incontrôlable, au point qu’il pourrait sérieusement entamer la crédibilité du pouvoir en place » parce que très souvent cette émission « s’attarde longuement sur les désagréments des Congolais » et surtout des « Kinois ».

Franck Baku semble oublier que les journalistes griots congolais savent faire montre de résilience. C’est ce qui leur a d’ailleurs assuré une transition sans heurts, des éditoriaux alambiqués pour Mobutu-le-grand-léopard aux apologies éperdues pour Kabila-le-raïs-pacificateur. Ces thuriféraires ont perfectionné l’art du « kow-tow complet » des courtisans de l’ancienne Chine impériale qui, selon le sinologue René Servoise, n’est pas « une simple prosternation, mais une série de trois agenouillements distincts, chacun d’eux suivi de trois prosternations successives totales, le front contre le sol ».

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