Qui fait la France ?


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Chaque automne, c’est la même chose … Les unes des magazines, des quotidiens, des JT et les somptueux dîners en ville ou on n’a jamais pu entrer affichent les mêmes mots : ‘‘rentrée littéraire’’. Des gens bien coiffés et bien habillés, des journalistes qui en ont marre de faire du reportage, des fils et des filles ‘’de’’, parmi d’autres spécimens, blablatent autour de petits canapés a la truffe, des livres qui viennent de sortir. Vous l’aurez compris, la naissance du collectif littéraire Qui fait la France ? est donc une excellente nouvelle pour les lecteurs du magazine ‘‘littérature de rue’’. Fiche de lecture avec Mohamed Razane.

Les membres du collectif Qui fait la France, né en avril 2007, sont Dembo Goumane, Mabrouck Rachedi, Jean Eric Boulin, Samir Ouazène, Habiba Mahany, Khalid El Bahji, Thomte Ryam, Karim Amellal, Faïza Guene et Mohamed Razane. Ce dernier a accordé une interview à Raphaël Yem, directeur du magazine Fumigène dont le n°8 est en kiosque actuellement.

Fumigène : Quel constat dresses-tu de la littérature contemporaine française ?

Mohamed Razane Elle est bien trop triste, rarement engagée et surtout ne participant pas à sécréter du sens à notre société et à notre vivre ensemble, notamment par la narration des souffrances particulières, et, à l’instar d’un Emile Zola, par un témoignage de notre époque, de ses maux et de ses crispations. La masse, le peuple, la plèbe, ceux-là même et celles-là même qui forment cette nation, est le lieu de mépris des dominants, des détenteurs des espaces de pouvoirs et il en va ainsi de la littérature. Les Beigbeder et les Zeller nous vendent du vent, ils incarnent cette littérature dominante de la place de Paris qui nous érige des histoires de gens qui n’ont pas de problèmes, ‘‘des fils et des filles de’’ qui s’ennuient. Et cela est limite obscène au regard de notre situation actuelle où les tensions sont palpables, où les identités se questionnent et parfois même s’affrontent, où les conditions de vies des petites gens se dégradent au regard d’une mondialisation de plus en plus implacable où le centre est le capital et non pas l’humain, d’une course à la rentabilité sourde aux râles des nécessiteux. La littérature, tout autant que les autres supports d’expression, doit investir ces espaces pour les décliner, leur donner une visibilité, les questionner et participer à sécréter du sens à un demain meilleur, où le vivre ensemble est possible, où l’égalité des chances ne soit plus une chimère …

Fumigène : C’est en réaction à ce constat que vous créez le collectif Qui fait la France ?

Mohamed Razane Le collectif Qui fait la France est avant tout une aventure littéraire. Il regroupe des auteurs, qui au-delà de leurs parcours et de leurs origines, ont trouvé dans la littérature un viatique commun. En effet ces auteurs croient en la littérature comme un moyen de représentation sensible d’imaginaires, d’aspirations collectives, d’appels à la considération et à la dignité, qui sont soit enfouis soit méprisés. A ce titre, la littérature s’envisage comme un verdict sur la société et les mentalités pour lesquelles elle est écrite. Les auteurs du collectif ont ce point commun de poser un jugement tranché, voire sans appel, sur la société française, d’autant plus fondés que leurs écrits ont la seule prétention d’être fidèles au réel. A ce titre, ils revendiquent pleinement la littérature au miroir, chère à Stendhal, promenée le long des chemins. On peut discuter ce terme de réel comme nouvelle divinité romanesque ou puissante abstraction, sans que cela ne discrédite la direction à prendre. Si en France, il y a si peu de livres sur le réel – c’est-à-dire le vécu et le ressenti commun, le plus largement partagé – au profit de livres égotistes, bourgeois, introspectifs et secs, ce n’est pas faute d’auteurs de talent, mais parce que ces auteurs n’aiment pas le réel français, parce que la France ne s’aime pas elle-même. Alors que les auteurs de ce collectif en viennent et le chérissent. Ils ont une empathie pour les banlieues, les enfants d’immigrés, les invisibles, les précaires, les méprisés, les indignés, les souffrants, qui donnent cette couleur à leurs écrits. Ce sont leurs protégés. Et tout ce qui aggrave la condition de ceux là est naturellement ce qu’il leur faut combattre. Par toutes les armes, et la littérature en est une, puissante, efficace. Que la littérature recouvre brusquement cette utilité – un combat pour la justice et la dignité – suffit à l’inscrire dans la Cité et à rendre caducs les débats en vogue sur ce que peut la littérature. La littérature défendue et produite par les auteurs du collectif, en visant à embrasser le réel, est donc forcément politique et profondément démocratique. C’est là une originalité que se retrouver sur cette base que d’aucuns jugeraient prosaïque. En effet, les collectifs ont souvent pour ambition d’être aux avant-gardes esthétiques et/ou conceptuelles, défendant une posture initiée, savante, incompréhensible pour beaucoup. Alors que le réel, qui nous traverse tous, est paradoxalement une boîte noire, inconnue, crainte ou détestée. Etre à l’avant-garde du réel, aller à son devant, afin d’en faire pour tous, avec d’autres, l’exploration et la connaissance, est un pari autrement plus ambitieux et utile.

Fumigène : Comment les auteurs ont-ils été recrutés ?

Mohamed Razane Est-ce un collectif ouvert, qui pourra accueillir dans le futur d’autres auteurs ? On s’est rencontré au travers des espaces d’invitations où nous étions conviés pour nos ouvrages respectifs. Nos discours et nos indignations concordaient, et alors est née l’idée de construire une parole collective et structurée autour d’un collectif. Notre structure n’est pas figée, bien au contraire. D’ores et déjà nous avons coopté deux jeunes auteurs dans le cadre de notre ouvrage collectif et dont il nous a semblé que le talent méritait une visibilité. Il est dans notre rôle de faire émerger des talents issus de nos territoires oubliés par la République.

Fumigène : Quel est le fil conducteur de toutes les nouvelles ?

Mohamed Razane Les dix nouvelles parlent toutes de la chair de la France, chair meurtrie d’un jeune tabassé dans un commissariat (M. Razane), rêves incarcérés dans le décor de la cité (M. Rachedi), splendeurs et misères, surtout, des candidats quotidiens à l’«intégration» (K. El Bahji, M. Habiba), mirage mercantile tel que vu par un Africain (D. Goumane) puis l’envie, forcément, de fuite, d’évasion et de refuge dans les pays oniriques (J.-É. Boulin), le mythe du retour (T. Ryam), les virtualités mythomanes (F. Guène) ou l’oubli impossible de la souffrance (K. Amellal), hors de soi-même en tout cas (S. Abdel).

Fumigène : Nouvelles « ordinaires et extraordinaires », tu nous expliques ?

Mohamed Razane Certaines nouvelles s’inscrivent dans un ordinaire implacable comme les pérégrinations d’un jeune de Saint Denis, ou encore un jeune banlieusard au commissariat de police ; et d’autres nous emportent vers l’extraordinaire tel ce voyage pour un braquage en Danemark ou encore la vie intérieure d’un jeune en souffrance.

Fumigène : A ton avis, comment cet ouvrage, ce manifeste, sera-t-il accueilli ?

Mohamed Razane Dans nos divers déplacements personnels au sujet de nos livres personnels, nous parlons du collectif et le retour est très positif. Les gens adhèrent instinctivement à la cause, allant jusqu’à exprimer un certain espoir que notre mouvement puisse participer à changer les choses pour plus d’égalités sociales et pour secréter un vrai sens au vivre ensemble. Pour ce qui est du politique et du milieu littéraire, nous verrons le moment venu, même si on s’attend à des critiques acerbes au regard du discours non consensuel que nous posons.

Le site du collectif Qui fait la France ?

Notre partenaire Fumigène

Photo : Jérémie Nassif

Retrouvez cette interview et celles de Tiken Jah Fakoly, Idir, Magyd Cherfi, Cécile Duflot, Riad Sattouf, Survie, Leeroy & Akhénaton … dans Fumigène #8, actuellement chez votre marchand de journaux (2,90€) et sur www.fumigene.net

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