Production intellectuelle et argumentation politique : Réfléchir sur « le déni des cultures » et contre le discours politique sur les civilisations autres ?


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De nos jours, tout jeune militant conviendrait que les partis politiques « dominants » préfèrent offrir des « discours programmes » aux électeurs et peu renseigner sur leurs idéologies. Qu’est-ce que la « droite » ou la « gauche » et leurs « extrêmes » en politique ? Sont-ce là de simples notions utiles à la rhétorique politique destinées à charmer une catégorie de citoyens ?

Au-delà des réponses possibles, il n’en demeure pas moins nécessaire de supposer, à la veille des élections présidentielles françaises (comme nous l’avions fait ailleurs sur le « Sénégal : Une révolution sans marabout est-elle possible ? ») que le discours politique en plus d’être toujours lié à une idéologie, est actualisé par une production intellectuelle qui lui est contemporaine. On peut ainsi trouver sous un régime de « droite » par exemple, la promotion d’un certain nombre de travaux de recherches destinés « à repenser l’idée de l’identité française face au poids des origines ethniques » (L’Express, septembre 2010). Et dans ce registre (de récupération par le politique), nous retrouvons le travail du sociologue Hugues Lagrange Le Déni des cultures que nous aimerions exploiter ici pour enrichir la réflexion sur l’immigration et le danger des civilisations autres.

Hugues Lagrange est certainement conscient que son travail servira à consolider les stéréotypes négatifs envers les populations issues de l’immigration et plus particulièrement les Mélano-français dont les parents viennent du Sahel (pour particulariser par rapport aux Afriques). Un rapide coup d’œil révèle que, Le Déni des cultures fait une généralisation universelle sans études transculturelles préalables sur les questions sociales dans des pays où l’on trouve des Mélano-africains.

D’ailleurs, en empruntant les résultats d’une étude sur une cinquantaine de communautés de la ville de Mexico, Hugues Lagrange se base sur de vieilles perspectives américaines (nord/sud) des années 1960 autour de la notion de « culture of poverty » (culture de la pauvreté). Il se lance ainsi dans un exercice d’analogie entre les États-Unis et la France en écartant l’idée que la violence des Mélano-américains puisse être la conséquence d’une accumulation de frustrations liées à l’esclavage et à la ségrégation raciale (Silberman, 1980). Par conséquent, à partir de l’œuvre d’Oscar Lewis, The children of Sanchez: Autobiography of a Mexican family (Lewis, 1961) et en comparaison à des faits relevés en France, H. Lagrange parle de « re-traditionalisation » dans les banlieues. Il faut entendre par là l’installation des « coutumes africaines » dans les milieux à forte immigration sahélienne.

La méthode de travail dans Le déni des cultures consiste à « Raisonner par comparaison de part et d’autre de l’Atlantique » (Lagrange, 2010 p. 225). Si on s’arrête sur ses statistiques, on constate qu’elles sont élaborées à partir de « P.V ». Or, il reconnaît dans ce qu’il considère comme Annexes le « biais de sélection policière en fonction de l’origine culturelle » (Lagrange, 2010 p. 347). Cela étant, a-t-il au moins spécifié quels sont les types de délits qui lui permettent de faire la comparaison entre la France et les États-Unis ? La réponse est non.

En effet, quand Hugues Lagrange parle de la « violence noire » aux États-Unis, c’est pour s’intéresser à « l’ethnicité des anciens esclaves » pour mieux comprendre le comportement de leurs descendants. Ainsi, retrouve-t-on dans Le déni des cultures, des segments autonomes de son hypothèse principale qui a pour contenu conceptuel : « la culture de la pauvreté ». Nous proposons donc de re-disposer les segments choisis. Et comme il dit vouloir « raisonner par comparaison », nous allons alors voir comment il a procédé à l’agencement des similitudes entre « traditions africaines » et « comportement », des « descendants d’anciens esclaves », des « descendants d’immigrants » en rapport à « leurs » dérives dans les « sociétés au moins à l’Ouest ».

I. « Culture de la violence, culture de la pauvreté » dans Le déni des cultures

Voici d’abord comment Hugues Lagrange définit la culture : « Pour ma part, j’emploie l’adjectif culturel pour parler des liens qu’un individu a, du fait de sa naissance et de sa socialisation, avec une ou des cultures. La culture ou l’ethnicité désigne à l’échelle individuelle à la fois un ensemble de dispositions et d’orientations morales, et une référence identitaire » (Lagrange, 2010 p. 22).

Il ajoute : « j’essaierai d’éviter d’employer le mot ethnie en tant que substantif pour ne pas suggérer qu’il existerait un véritable groupement humain défini par une descendance commune ou des interactions effectives, ou a fortiori qu’il y aurait un invariant biologique, alors même qu’il n’est question que de délimiter les rapports humains » (Lagrange, 2010 p. 22).

On ne peut que souligner l’aporie intellectuelle dans laquelle le déni des cultures nous plonge. Car tout au long de la démonstration, il n’a jamais été question de rapports humains mais d’héritages et de frontières entre « une race noire et une race blanche » qu’on « n’a pas besoin de supposer ». Comment pourrait-il en être autrement quand H. Lagrange, dans son analyse du rapport entre « culture et pauvreté », procède par un agencement syntagmatique en adoptant comme démarche universaliste la notion d’Oscar Lewis, « culture of poverty » (Lewis, 1961).

Oscar Lewis et l’autobiographie d’une famille mexicaine

C’est en étudiant les communautés de pauvres de la ville de Mexico, qu’Oscar Lewis aurait constaté chez cet agrégat d’individus au pouvoir économique inexistant, une fréquence de la violence et un manque de prévisibilité à travers l’épargne. Ils seraient enclin à l’épicurisme, à l’oisiveté, valoriseraient de manière tendancieuse les liens familiaux et porteraient peu d’intérêts aux considérations morales. Il constatait alors qu’ils étaient sexuellement corrompus au sens puritain du terme, pouvant s’engager avec plusieurs personnes. Ainsi en était-il arrivé à l’idée que les communautés marginalisées socialement et économiquement dans une société capitaliste développeraient des modes de comportements qui les aideraient à faire face à leur statut de groupe défavorisé (Lewis, 1961).

A partir donc de ces observations, Oscar Lewis va utiliser la notion de « culture de la pauvreté ». C’est-à-dire une culture qui émerge quand on vit dans des conditions socio-économiques de pauvreté, lesquelles tendent à rendre l’individu défaitiste, insensible à la vie politique et enclin à développer l’instinct communautariste. Ainsi, les personnes qui devant des difficultés socio-économiques choisissent de vivre en communautés, à l’écart, sont dans une telle logique. Elles cultivent alors une forme de prédilection de leur statut de pauvres pas uniquement à cause de leurs situations économiques, mais surtout du fait des valeurs et pratiques culturelles qu’ils développent par rapport à leurs conditions (Lewis, 1961).

En s’intéressant aux Mélano-Américains, O. Lewis souligne que l’application de son concept doit prendre en compte la réalité de la discrimination raciale (Lewis, 1998). Ce n’est pas la ligne d’analyse que choisit Hugues Lagrange en reprenant la notion de la « culture de la pauvreté ».

Mais avant de nous intéresser à Hugues Lagrange, soulignons l’existence d’un travail plus ancien dans le monde anglophone. C’est celui du père de la sécurité sociale anglaise. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour compenser le sacrifice des Anglais devant la guerre, il était question de développer des politiques sociales allant dans ce sens. C’est ainsi qu’on demanda à William Beveridge d’écrire un rapport sur les moyens d’aider les gens à revenus faibles. Son rapport, publié en 1942, proposait que les personnes en âge de travailler doivent verser une contribution hebdomadaire. En contre partie, les malades, les chômeurs, les retraités et les veuves pourraient bénéficier d’allocations de manière à avoir un niveau de vie minimum en dessous duquel personne ne devrait tomber. C’est alors qu’il parle de lutter contre les cinq maux de la vie qui sont : le manque (le besoin), la maladie, l’ignorance, la misère et l’oisiveté (Beveridge, 1943).

Trois des premiers maux ont été plus ou moins combattus en Europe, les pays développés ne sont pas dans le besoin, ont les systèmes éducatifs qu’il faut et les moyens de combattre des grippes comme le H1N1 à coup de millions d’euros. Pour autant, misère et chômage sont les maux à combattre pour réussir les politiques de « SECURITE ». Or, de manière cynique, Hugues Lagrange croit savoir que les noirs vivent une « sous-culture d’assistance », « dans un rapport clientéliste à l’État et aux services sociaux municipaux » français (Lagrange, 2010 p. 178). Et va même plus loin, en proposant de chercher dans les cultures africaines les explications aux différentes formes d’injustice sociale qui frappent aussi les Surinamiens et les Antillais.

Hugues Lagrange et « l’ethnicité noire de l’injustice sociale »

La notion d’injustice sociale n’existe pas dans le déni des cultures qui parle d’une sous-culture d’assistance. Si nous essayons de définir « l’ethnicité noire » par contre, nous pouvons trouver chez Hugues Lagrange que c’est un « ensemble de dispositions et d’orientations morales » propres à l’individu noir où qu’il soit. En respectant donc le parallèle entre la France et les États-Unis ou la « color line est une réalité », Hugues Lagrange nous invite à la voir à travers la « ségrégation spatiale » en France. Ce sont les banlieues qui servent d’exemples de types de « sous-culture » d’isolement communautaire des familles « africaines » et plus particulièrement, les « migrants venus du Sahel ». Dans ces quartiers pauvres de France, il y aurait « une poussée autoritariste amplifiée par l’étroitesse des liens des migrants avec des parties du monde dans lesquelles la liberté des mœurs est entravée et les femmes soumises à de fortes contraintes » (Lagrange, 2010 p. 85).

Voilà une preuve que « les pratiques des individus sont causées par leurs valeurs culturelles ». Car, ce qui se passe dans les banlieues françaises découle du fait que les héritages culturels (traditions africaines, Islam, autoritarisme, polygamie…) des Sahéliens sont entrés en confrontation avec « l’involution des mœurs ». D’où les certitudes avancées dans le déni des cultures : « ma conviction est que les dérives des quartiers d’immigration ont des ressorts qui, au-delà des difficultés socio-économiques, puisent dans un excès d’autorité ainsi que dans un déficit d’autonomie des femmes et des adolescents » (Lagrange, 2010 p. 16).

L’origine des « dérives persistantes des quartiers » selon Hugues Lagrange, « n’est pas tant un délitement du lien social entretenu par un phénomène de « désaffiliation » qui fait problème, qu’une forme de « suraffiliation » des individus à des liens locaux et à diverses formes d’emprises familiales. Qu’on le veuille ou non, ces difficultés ont aussi à voir avec des questions culturelles » (Lagrange, 2010 p. 16).

Le lecteur peut alors constater les différentes cultures, les « liens locaux », et « formes d’emprises familiales » qui aident à saisir l’origine des dérives. Mais les convictions d’Hugues Lagrange ne proviennent d’aucun de ses échantillons. En effet, comme il établit un parallèle entre les États-Unis et la France, il emprunte les études faites à travers les archives de la traite négrière. Comme nous allons le voir, en s’inspirant de l’histoire du 18e siècle de la Caroline du Sud par exemple, Hugues Lagrange peut trouver plusieurs données sur la description du tempérament (physique et moral) des différentes sociétés des régions d’où provenaient les esclaves qui entrèrent dans le Nouveau Monde. Il peut ainsi citer des auteurs comme Roger Bastide qui s’était intéressé aux procédés subjectifs par lesquels les esclavagistes finissaient par plaquer des certitudes stéréotypées sur les civilisations africaines (Bastide, 1971).

Étonnamment, pourquoi, en voulant prouver que « les sous-cultures noires sahéliennes, caractéristiques d’une difficile adaptation des migrants d’origines sahéliennes » ont un rapport avec les questions de violence en France, Hugues Lagrange est-il obligé d’aller fouiller dans l’histoire des États-Unis et non celle de l’immigration sahélienne en France ?

Rappel historique :

Expansion coloniale, guerre impérialiste, répression des révoltes et des révolutions coloniales et forcément répression dans la métropole… Tels sont les moments de l’histoire des tirailleurs sénégalais dont deux seuls ont été retenus par la légende populaire française qui, après avoir longtemps présenté le tirailleur sénégalais sous les traits de l’ange cueilleur de têtes allemandes ou collectionneur d’oreilles d’Outre-Rhin, tend à le présenter sous l’aspect d’un briseur de grève et d’échines prolétariennes (Ly, 1956 p.21).

Question : Ne peut-on pas dire que l’immigration sénégalo-sahélienne a toujours été une immigration de la violence ?

En effet, Hugues Lagrange devrait connaître les « dérives » des Sahéliens dans la France d’après Seconde Guerre mondiale quand on les définissait comme des « noirs traîtres à leur classe ». Car la propagande de l’époque n’hésitait pas en 1948 à critiquer l’utilisation des « nervis noirs » ou « tirailleurs sénégalais » (selon l’obédience politique), pour « pacifier » les mines de charbons à Grenoble et aider à « briser » la grève des dockers à Marseille, sans parler bien évidemment de leur utilisation dans la construction de l’empire colonial. Les tirailleurs sénégalais ou « nègres gaullistes » avaient toujours été un « instrument glorieux de la violence conquérante et répressive », une force du désordre qui avait pour nom obséquieux : « la paix et l’ordre » (Ly, 1956). Ils le sont toujours car ce sont leurs descendants que nous avons dans les banlieues françaises et nous le disons sans caricature bien sûr !

Entre autres exemples, Hugues Lagrange, en parlant des coutumes africaines en relation avec les dérives des banlieues, aurait bien pu se passer des esclaves dans les anciennes colonies britanniques aux Amériques. Prenons le cas français des « captifs libérés » par rachat et leur utilisation dans la Première Guerre dite mondiale. Ne pouvait-il pas émettre l’hypothèse que c’est grâce à leurs coutumes qu’ils furent « libérés » pour subir ensuite, « une expatriation forcée et l’obligation du métier des armes imposée à des esclaves [à qui l’on a fait croire l’idée de liberté pour aller ensuite, mourir au nom du libérateur, (rajout nécessaire)] » (Faure, 1920) ? Celles-ci n’expliqueraient-elles pas le fait que la « France pour conquérir aux yeux des Arabes quelque prestige aura besoin d’avoir des eunuques noirs et des policiers noirs, comme les sultans sous lesquels les Arabes ont tremblé » (Jaurès, 1910 p. 2) ? Ne disait-on pas que le Sénégalais ou de manière générale, « le Soudanais, convenablement dressé, même d’une façon sommaire est entre nos mains un incomparable instrument de conquête et de domination » (Obissier, 1905) ?

Il y aurait une culture de la barbarie au Sahel et il semblerait bien qu’elle y soit portée au paroxysme. Car, « la seule profession régulière [que la France apporta au Sahel était] celle des armes » (Marceau, 1911) et la première immigration sahélienne en France est constituée par cette « force docile et barbare ». Jean Jaurès s’était certes contenté d’admirer « ce qu’il a dû y avoir de ressort dans cette race noire pour qu’elle garde encore quelque goût de vivre, quelque appétit de la vie après les épreuves et les ravages que les guerres intestines indigènes d’abord et la prétendue civilisation européenne ensuite, lui ont infligés pendant des siècles. » (Jaurès, 1910 p. 2) Ainsi Hugues Lagrange aurait pu trouver dans cette histoire du contact entre la France et le Sahel des éléments conceptuels qui puissent participer à la vérification de ses hypothèses sur la spécificité des sociétés immigrés africaines. Mais, il en décida autrement.

Spécificité culturelle des familles africaines aux États-Unis et en France

En effet, Hugues Lagrange propose de voir les questions sociales en France à travers la réalité américaine. Cependant, sa démarche n’est pas sans risque. Car comme souligné précédemment, elle consiste à prendre comme étude ethnosociologique les chroniques des négriers qui nous apprenaient, par exemple, que certains colons détenteurs d’esclaves recherchaient de préférence les femmes « soudaniennes » pour en faire d’avenantes concubines (Freyre, 1966). Son procédé méthodologique consiste à supposer une continuité des mœurs telles que décrites sous la période esclavagiste aux Amériques dans une « immigration récente » en France. Ainsi, parlant de l’immigration coercitive dans sa longue durée, Hugues Lagrange soutient que la « sous-culture spécifique des familles originaires d’Afrique noire dans les cités diffère sensiblement de la « culture de la pauvreté » décrite à propos des ghettos nord américains » (Lagrange, 2010 p. 26)

Rappelons qu’Hugues Lagrange a d’abord écarté la question de la ségrégation raciale qui relèverait d’une certaine généralisation et qui expliquerait que la « notion de la culture de la pauvreté ait été passionnément discutée ». Il part du fait que « les taux d’incarcération on atteint aux États-Unis des niveaux vertigineux à la fin du XXe siècle – plus de 650 pour cent mille. Les détenus sont, dans des proportions écrasantes, des Noirs. Cela n’est pas pur arbitraire : les taux d’homicides enregistrés chez les Noirs vivant dans les grands centres urbains sont très élevés » (Lagrange, 2010 pp. 38-39). Or, « le balancier, après avoir oscillé entre des interprétations simplistes, semble devoir se stabiliser sur une position où l’héritage historique et le contexte social récent ont leur place » (Lagrange, 2010 p. 72). Par conséquent, en procédant à un « rapide panorama des tensions urbaines en Europe », Hugues Lagrange en arrivait à l’idée que « les lignes de fracture, qui aux États-Unis séparent les Noirs et les Blancs, passent dans les sociétés d’Europe du Nord par les secondes générations issues des migrations d’Afrique et d’Asie centrale » (Lagrange, 2010 p. 72).

Sans compter que sa réinterprétation de la « culture de la pauvreté » vidée de la question esclavagiste et raciale soit justifiée. C’est alors qu’Hugues Lagrange propose de voir les questions sociales en France à travers la réalité américaine : « Sommes-nous pour autant confrontés, en France, dans ces quartiers, à ce que des chercheurs américains ont appelé la « culture de la pauvreté ? » Question sans réponse bien évidemment, Le déni des cultures n’étant qu’une démonstration que, « pour ce qui concerne les familles d’origine africaine, on ne peut récuser complètement l’idée d’un enclavement dans la pauvreté, nourri par le manque d’opportunités ou de perspectives et qui tend à enfermer ces familles dans un cercle de sous-accomplissements. (Lagrange, 2010 p. 178) »

Ainsi, pour « Raisonner par comparaison », la réalité européenne « conduit à penser que la fragilité des familles noires américaines qui s’est nettement renforcée dans les décennies 1960-1980 a des origines profondes. On peut faire l’hypothèse que dans les quartiers pauvres en Amérique du Nord les familles matrifocales, instables et pas particulièrement larges, portent trace des cultures prévalant dans les zones de capture des esclaves. Les esclaves noirs déportés aux Amériques ne forment pas un bloc uniforme » (Lagrange, 2010 p. 225).

En outre, la nuance que les esclaves ne « forment pas un bloc uniforme », n’est qu’un procédé transitoire qui l’autorise à utiliser le « tableau synoptique de la traite anglaise, de 1680 à 1800, établi par Ph. D. Curtin (qui) montre clairement la substitution d’un trafic qui, certes de manière minoritaire, prenait des esclaves en Sénégambie et ne les prend plus au XVIIIe siècle que dans la zone de la forêt. » (Lagrange, 2010 p. 226). »

Hugues Lagrange, ne connaissant que l’historiographie européenne sur l’Afrique, ignore ainsi que l’Université de Dakar a démontré, preuves à l’appui, l’existence d’omissions sciantes dans le travail de Phillip Curtin (Becker, et al., 1974). Il ne s’importune pas de précisions historiques, car il parle de la Sénégambie, sans savoir que l’expression en tant qu’espace de traite atlantique n’est valide que de 1758 à 1783. En plus, elle n’englobe que le Sénégal et la Gambie sous la courte domination anglaise. Et qu’on parlait davantage de Concession générale du Sénégal qui couvrait une zone allant du Cap-Blanc à la Sierra Léone dont Gorée constituait l’entrepôt pour les esclaves traités par les négriers français (Saint-Louis n’étant qu’un entrepôt pour la gomme) (Delcourt, 1952), (Ly, 1955). Sait-il au moins que Curtin a travaillé dans cette université dont les sources constituent l’essentiel de Economic Change in Precolonial Senegambia (Curtin, 1975) ? A-t-il lu, au moins, les travaux des collègues de Curtin comme Boubacar Barry, La Sénégambie du XVe au XIXe siècle. Traite Négrière, Islam et conquête coloniale (Barry, 1984), Abdoulaye Bathily, Les portes de l’or. Le Royaume de Galam (Sénégal), de l’Ère des Musulmans au Temps des Négriers (VIIIe-XVIIIe siècle) (Bathily, 1989)?

Que sait-il par ailleurs des institutions socio-politiques pré coloniales sahéliennes, cette région du sultanat marocain qui, jusqu’à l’invention de la « Mauritanie Moderne », payait encore des redevances au Caïds représentants du Maroc, que le colonisateur traitait de « pillages » (Coppolani, 1899) ? Dans le même esprit dédaigneux des institutions socio-politiques africaines, Hugues Lagrange écrit : « ce biais matrilinéaire ou bilinéaire dans la population des esclaves du Nouveau Monde s’explique du fait qu’une bonne part de la capture et de la vente aux négriers européens a été faite de façon croissante par des chefs de guerre musulmans qui s’attaquaient de façon privilégiée à des groupes non islamisés. Ces héritages ont été, dans tout le Nouveau Monde, un terreau propice à la prévalence des structures matrifocales ». (Lagrange, 2010 p. 227)

C’est par une telle approche après avoir écarté la question de la ségrégation raciale dans l’explication des « questions noires » aux États-Unis, qu’il aboutit à l’idée que : « Il y a de fortes continuités dans les formes familiales afro-américaines avant la guerre de Sécession et après. Dans les grandes exploitations, les esclaves avaient dans une large mesure réussi à reproduire le modèle familial qui était le leur auparavant » (Lagrange, 2010 pp. 227-228)

Déductions rapides que l’on retrouve plus loin, quand Hugues Lagrange procède à l’isolement du « modèle familial qui était le leur auparavant » par rapport à la région de provenance en Afrique. Il suppose ainsi, en partant de l’immigration en France, que « les familles polygames sont presque exclusivement originaires du Sahel » (Sénégal, Mali, Mauritanie). Et « …lorsqu’on ne tient compte ni des caractéristiques sociales de l’origine des familles, les cadres familiaux les plus problématiques, s’agissant de l’implication dans la délinquance, sont les familles polygames et monoparentales » (Lagrange, 2010 p. 135)

Or, ajoute-t-il, « les sous-cultures noires sahéliennes, caractéristiques d’une difficile adaptation des migrants d’origine sahélienne au contexte de leur vie en France, se distinguent fortement de la « sous-culture de la pauvreté » telle qu’on la décèle chez les Africain-Américains (Lagrange, 2010 p. 231). Preuve donc qu’en France avec les migrants africains comme aux États-Unis il y a « la persistance de leurs coutumes chez les esclaves déportés, surtout lorsque leur concentration spatiale est restée forte » (Lagrange, 2010 p. 225).

Entre autres exemples comparatifs d’Hugues Lagrange, « plusieurs études empiriques nord-américaines montrent que les enfants des quartiers pauvres élevés par une mère seule ou dans une famille recomposée connaissent dans l’ensemble un risque plus élevé d’abandon d’école, d’utiliser des drogues à l’adolescence ou d’être arrêtés pour délits » (Lagrange, 2010 p. 135)

Que dire, « de ce côté-ci de l’Atlantique, (où) on ne s’est pas demandé pourquoi les taux élevés de monoparentalité des familles noires dans les quartiers pauvres sont un phénomène qu’on ne retrouve à ce degré que chez les Antillais, chez les Afro-Européens venus de la zone (Congo) et pas dans les migrations sahéliennes. On pourrait par conséquent soutenir que nous sommes, aux Antilles françaises, devant une forme particulière de « sous-culture de la pauvreté », associée à un État-providence distant mais généreux » (Lagrange, 2010 p. 230)

Il est bien clair que le sociologue fait siennes ces paroles d’une élitiste aberration prononcées en 2005 sur une radio française ; qu’il existe en France des « victimes antillaises de l’esclavage qui vivent aujourd’hui de l’assistance de la Métropole ». Voilà la logique de la réflexion d’Hugues Lagrange considérée comme « une œuvre de salut public » par un journal que nous lisons chaque semaine (Joly, 2010).

Nous pouvons continuer à démonter l’artificieux agencement syntagmatique qu’on trouve dans le déni des cultures. C’est une réflexion populiste et « mercatique » avec des notions qui n’en sont pas moins. Car il est bien évident que de la page 11 à la page 348, Hugues Lagrange aligne de dangereuses comparaisons à commencer par l’utilisation de concepts vaseux qui ne participent pas à enrichir la réflexion sur la question des « dérives », selon ses mots, dans les banlieues françaises. En s’inspirant des États-Unis où il serait bien difficile de trouver un Mélano-américain qui aurait besoin d’une politique « d’inclusion ou d’assimilation », H. Lagrange démontre manifestement qu’il ne s’intéresse ni à la notion de « culture de la pauvreté », ni non plus aux conséquences de l’histoire de l’esclavage dans les anciennes colonies britanniques.

Nous proposons une parenthèse pour démontrer rapidement que le rapport entre « concentration spatiale » et « résurgences des cultures africaines » dans les colonies esclavagistes est une simple vue de l’esprit. En effet, pour reprendre l’exemple de la Caroline du Sud, l’histoire nous apprend que quand les missionnaires anglicans y arrivèrent au 18e siècle, ils constatèrent que la doctrine chrétienne du mariage n’y était pas respectée. Nous lisons chez Gideon Johnson que la polygamie et l’inceste étaient pratiqués par les immigrés venus d’Europe. Il allait donner l’exemple de son clerc qu’il fut obligé de renvoyer pour polygamie (Johnson, 1946). Prenons l’exemple de Francis le Jau qui témoignait de l’existence de mariages chez les mêmes immigrés qui n’avaient selon lui, aucun précédent européen. Un homme avait pris comme épouse la femme de son frère décédé. Un autre qui avait sa femme à la Barbade vivait avec une autre dans la colonie (Le Jau, 1956). Sans parler bien évidemment de « Maîtres blancs » qui préféraient vivre avec leurs « Négresses » en laissant leurs femmes à la maison. Ainsi en 1692, une dame « blanche » implora au conseil général de demander à son mari, un immigré français de choisir entre retourner au foyer où de vivre pour toujours avec sa « Négresse » (Wood, 1974).

Est-ce là des exemples de « la persistance des coutumes des esclaves déportés » qui influencèrent leurs « Maîtres blancs » ? Oui, on parle du Vaudou, de transfert de technologies de l’Afrique vers les Amériques. Cela autorise-t-il pour autant de tomber dans l’excitation raciste ? Hugues Lagrange est-il dans l’ignorance que dans les colonies le « Nègre » n’est qu’un bien, un bétail qu’on force à copuler ? Que la notion de « famille nègre » n’a aucun sens dans une plantation dès lors que tout appartient au maître ? On peut dire sans risque de se tromper que le statut de père n’existe pas sous la période esclavagiste. Les hommes vivaient séparément de leurs enfants même s’ils sont dans la même plantation. La monoparentalité était la règle, car l’enfant esclave dépend de la condition de sa mère et cela jusqu’après la Guerre de sécession (Weiss, 2004). Quant à la mère, elle fait tout pour aider son enfant à ne pas vivre sa condition. En d’autres termes, une « Négresse » qui met au monde un enfant ne pourra jamais l’élever comme une femme africaine, comme elle n’essayera jamais de lui inculquer les valeurs africaines qui selon les maîtres furent les causes de sa condition d’esclave.

Cela étant dit, nous allons à présent voir comment Hugues Lagrange décrit les cultures africaines par rapport à la question de l’autorité parentale et maritale.

II. Autorité parentale et maritale chez les sahéliens : le cas des Dyola (sic)

Hugues Lagrange s’étant intéressé à des quartiers et des immeubles monochromatiques, il a ainsi découvert que, « au sein de chacun des milieux sociaux, les risques d’implication dans la délinquance sont extrêmement variables selon l’origine culturelle des familles » (Lagrange, 2010 p. 145). Il connaît au moins autant de cultures qu’il y en a de gravé sur un Atlas qui lui permet ainsi de soutenir qu’il existe « deux grands types culturels » en Afrique (Lagrange, 2010 p. 171).

C’est la culture sahélienne qui l’intéresse bien évidemment. Dans le déni des cultures, le Sahel est décrit comme une région où l’on est accoutumé à des « inégalités » sociales. La stratification stratégique (Lovejoy, et al., 1977) qu’on voit ainsi dans l’espace Tékruro-soudanien devient une culture dans laquelle les individus sont « assujettis par la naissance à une position hiérarchique ». C’est pourquoi selon Hugues Lagrange, « les jeunes issus des migrations africaines, notamment du sud du Sahara, sont fort mal préparés à là compétition méritocratique » (Lagrange, 2010 p. 162).

Mais bien évidemment ce que dénonce Hugues Lagrange c’est leur héritage culturel musulman, allant jusqu’à diviser les Africains en deux. Et en parlant surtout de « société hiérarchisée » et « d’assujettissement par la naissance », Hugues Lagrange fait entrevoir la question de « l’autoritarisme ». Autant de réalités sahéliennes profondes dont l’absence désarme les parents désœuvrés les laissant dans l’incapacité de remplir leur rôle parental. Ainsi :

« S’agissant des enfants dont les familles sont venues d’Afrique sahélienne, le problème résiderait plutôt dans un excès autoritariste qui, pas moins que le laxisme, implique un effondrement de l’autorité. Pour comprendre cet autoritarisme, il faut distinguer l’autorité statutaire – ou traditionnelle – de l’autorité de compétence. Dans les familles migrantes, l’autorité ne peut-être qu’une autorité statutaire. Les parents n’ont pas sur les enfants un ascendant fondé sur la connaissance de la langue du pays d’accueil, de ses habitudes, de ses fonctionnements administratifs, ni d’ailleurs une éducation scolaire qui leur permettrait de les guider par leur savoir. L’autorité qu’ils peuvent revendiquer est par conséquent réduite à un statut, ordinairement inscrit dans la différence des générations, qui fait que les membres de la jeune génération obéissent à ceux qui les précèdent. Pour dire les choses simplement, chaque enfant obéit à ses père et mère, non par un assentiment raisonné fondé sur les compétences qu’il leur reconnaît, mais par respect de ceux qui l’ont précédé et nourri, par affection ». (Lagrange, 2010 p. 187)

Si Hugues Lagrange s’intéresse à l’autorité désignant le pouvoir exercé dans certaines circonstances en vertu de certaines qualités comme ici, l’autorité parentale et maritale (voir plus loin). On peut se demander en quoi cette autorité serait « traditionnelle » ou « statutaire » ? Ne trouve-t-il pas iconoclaste de supposer dans un travail de recherche qu’il existerait une autorité dans laquelle « chaque enfant obéit à ses père et mère, non par un assentiment raisonné fondé sur les compétences qu’il leur reconnaît, mais par respect de ceux qui l’ont précédé et nourri, par affection » ? Quel rapport entre « assentiment raisonné fondé sur les compétences » linguistiques de son père et l’obéissance à ce dernier quand on sait que des millions d’enfants africains sont allés à l’école française où leurs parents n’ont jamais été ? Et où a-t-on vu que le sentiment qui incite à traiter ses parents avec égards et considération soit exclusivement lié à des « compétences » ?

Hugues Lagrange semble ignorer d’ailleurs que les pays du Sahel même étant majoritairement peuplés par des musulmans ont des constitutions héritées de l’Union française. Mais voyons avec lui, « comment fonctionne cette autorité statutaire là-bas et ici ? » Au sahel, écrit-il, « ce n’est pas un père absent et distant qu’on rencontre », « mais plutôt un père hypertrophié » (Lagrange, 2010 p. 187) Par exemple :

Ce qui frappe l’enfant peul, c’est l’autorité que son père exerce, non pas sur lui, mais sur sa mère. La dureté des hommes envers les femmes parmi les familles originaires du Sahel, comme les Peuls sédentaires, les Dyolas de Casamance, les Mandingues du Mali ou d’autres groupes du Sahel, s’appuie sur les exigences d’une tradition patriarcale. Pour comprendre cette dureté des comportements des hommes envers les femmes, il faut prendre la mesure de l’importance de la recherche de la pureté et de la condamnation de la souillure écrit Louis Vincent-Thomas qui a étudié en profondeur la société Dyola (basse Casamance). Il souligne que cette société est une « entreprise de coercition » ordonnée par la pureté. Dans la société Dyola, le rite de passage collectif demeure l’initiation à thème sexuel : circoncision pour les garçons, excision pour les filles. Ces actes participent à la purification des individus, à la mise à distance d’une nature animale. L’autorité d’un père sur son fils est la conséquence de son ascendant sur sa femme. » (Lagrange, 2010 p. 188)

Là encore, il est facile de démontrer que les analyses d’Hugues Lagrange relève d’un collage de spéculations intellectuelles. Il va toujours vers les vieilles données sur les sociétés africaines, comme si la seule interprétation valable de l’histoire de l’Afrique était celle issue de la période coloniale (dans sa connotation esclavagiste).

D’abord, aucune étude sérieuse ne va confondre les traditions Dyolas (sic) avec celles des Mandingues et des Peuls. Lesdits Diola, qui se reconnaissent sous l’endonyme Ajamaat [voir notre réflexion sur « l’Histoire authentique de la Casamance » (La Brochure, 2011) qui donne l’origine de certains exonymes tels que « Diola »] se situent entre la Gambie et la Guinée-Bissau, et dans la région sud du Sénégal où on assiste jusqu’à ce jour une rébellion. Le riche travail de Louis Vincent-Thomas n’a réussi qu’à offrir un classement dans lequel on apprend que les « Diola » forment des groupes différents. C’est bien par souci de méthodologie et non par connaissance approfondie, qu’il a arbitrairement choisi de diviser lesdits « Diola » selon l’appellation des villages. On retrouve ainsi chez lui, plus de quatorze types de « Diola » aux coutumes aussi différentes que réelles (Thomas, 1959). Or, dès le 19e siècle, le Nantais Bertrand-Bocandé qui s’était réfugié en Casamance avait signalé que le nom « Diola » leur est étranger et que « dans leurs langues ils se nomment presque tous Aïamats (Ajamaat) (Bertrand-Bocandé, 1849 p. 327) ». D’ailleurs, jusque dans les années 1970, nombre de chercheurs ont démontré que c’est uniquement à l’école française (Sénégal) ou anglaise (Gambie) où les « Diola » apprennent qu’ils sont « Diola » (Snyder, 1978).

En outre, partant des différences que signale Louis Vincent-Thomas au sein des cultures « Diola », comment Hugues Lagrange peut-il alors les associer avec les « Peuls sédentaires les Mandingues du Mali ou d’autres groupes du Sahel » ? Par exemple, entre 1970-1971, il fut créé une amicale des ressortissants sénégalais en France. Malgré sa vocation fédérative (Sénégalais en France), l’association qui détenait une majorité de « Diola », n’avait pas pu intégrer en son sein, les Mandingues de Sédhiou, qui était un département de la Casamance. Et l’explication première est bien le fait que les « Diola » ne croient pas partager les mêmes traditions que les Mandingues. S’y ajoute le fait que « les diolas du Fogny ont vécu l’islamisation par les mandingues, comme une colonisation » (Bodian, 2010).

Certes, l’excision comme la circoncision existent dans une partie des sociétés du Sahel. On retrouve les deux pratiques chez les « Diola » qui ont été dominés par le pouvoir Mandingue et convertis à l’Islam : on les appelle alors « A(an)-Mandingue ». Mais, il existe aussi des « Diola » qui ont adopté la religion chrétienne, « A(an)-Gourmette ». Or, dans la grande majorité des Ajamaat on pratique encore le Kahat, forme d’initiation ancestrale où on ne retrouve ni l’ablation du prépuce ni l’excision.

En outre, les « Diola » sont souvent considérés comme des sociétés à grands secrets. Pour autant, on sait au moins que chez eux, il n’y a pas de subdivision de la famille entre femme/homme, tous étant Homme (Aan) (Diop, 1955). En d’autres termes, le propos stipulant que chez lesdits « Diola », « l’autorité d’un père sur son fils est la conséquence de son ascendant sur sa femme » n’a aucun fondement ni anthropologique, ni historique, ni ethnosociologique. Et pour le vérifier, il faut partir d’un exemple essentiel : le mariage.

On ne peut parler d’autorité maritale chez les Ajamaat (« Diola ») : c’est d’abord la fille qui choisit son homme. Choix souvent basé sur les qualités de cultivateur de l’individu. A leur union, chacun obtient des terres de ses parents comme héritage de manière à ce que personne ne dépende de l’autre. Chacun garde son nom patronymique et continue à participer aux activités de sa famille respective. C’est ce qui explique que le mariage soit fondé sur la séparation des biens. En effet, les rizières, comme tout ce qu’elles produisent, retournent dans la famille d’origine de chaque personne. C’est-à-dire qu’en cas de décès, ce n’est pas la personne qui vit encore qui hérite des biens de la défunte. Et pour nourrir les enfants, à midi, chaque partie apporte de manière « équitable » la quantité de riz nécessaire « pour faire bouillir la marmite ». Le mariage est à la limite un contrat économique, une institution très fragile, car les divorces interviennent très souvent quand une des parties néglige les rizières de l’autre (Snyder, 1971).

Des faits historiques avérés tels que la rébellion d’Alan Disso Bassène, alias la « prétresse de Satan » (Jacquin, 1920), ou d’Aline Sitoé Diatta (Toliver, 2005) témoignent bien que chez les Ajamaat (« Diola »), il n’y a aucune ascendance de l’homme sur la femme. Car c’est dans le milieu où l’on constata plus de mouvements sociaux menés par des femmes à la tête des hommes sous le pouvoir colonial (Baum, 1999). Et dans cette société où on ne pardonne jamais le tort qui est fait, si l’on en croit à Mungo Park (Park, 1816) on est tenté de dire que comme partout ailleurs, la meilleure manière de provoquer c’est de manquer de respect à la mère.

Pour arrêter notre réaction

Le seul auteur sahélien auquel Hugues Lagrange cite est le « Sénégaulois » Amadou Wade (Monteil, 1966) dont les chroniques orales furent collectées par Vincent Monteil. Les études faites au niveau de la 18e université française, l’Université (Cheikh Anta Diop) de Dakar, devenue université sahélienne n’ont à ses yeux aucune importance. Et pourtant, on y organisa en 1986 un colloque sur l’autorité avec des travaux qui sont bien loin de ressembler à la mystification d’Hugues Lagrange (UCAD, 1990).

Pour rester dans le cadre de l’éducation, il nous parait difficile de soutenir la thèse selon laquelle les « jeunes issus de l’immigration sahélienne critiquent la France parce qu’ils n’ont pas les diplômes et qu’ils ne peuvent pas remplir des exigences méritocratiques ». C’est une question à notre avis qui nécessite que l’on prenne en compte les objectifs migratoires des parents à travers leurs conditions d’existence en France. S’il y avait donc une « culture de la pauvreté », c’est ici qu’il aurait été utile de voir comment, par rapport à des ambitions là-bas, certains parents cultivent un mode de vie ici. C’est dans cette dialectique sur les visées des parents et la double nationalité des enfants dans l’imaginaire familial que l’on peut établir des hypothèses en rapport avec la question de la réussite et le rôle des père et mère.

C’est Hugues Lagrange qui conclut d’ailleurs en disant que, « pour beaucoup de chefs de famille africains, l’Europe n’est pas, en tant que telle, un lieu où ils souhaitent vivre mais un moment et un moyen dans une vie tournée vers l’Afrique. » (Lagrange, 2010 p. 195) Et ajoute que « relégués dans des positions subalternes en France, les hommes du Sahel gagnent respectabilité et prestige par ce qu’ils peuvent faire pour leurs familles ou leurs village, plus que par des accomplissements professionnels ici. » (Lagrange, 2010 p. 197)

Il est bien étonnant qu’une telle conclusion puisse ressortir d’un travail où l’on affiche des certitudes sur les difficultés des enfants d’immigrés sont liées à des questions culturelles. Quand on sait que le peu qu’ils gagnent est déversé au pays pour la construction d’un cadre de vie meilleur, comparativement à celui qu’ils ont choisi ici. « La culture de la pauvreté » du sahélien, c’est bien l’acceptation de vivre ici dans la parcimonie, en « travaillant beaucoup pour gagner peu » tout en nourrissant le seul espoir qu’il peut multiplier ses petites économies par 650 une fois là-bas.

Nous nous permettons d’ajouter que chaque Sahélien qui voyage, contrairement à la fixation politiquement politicienne sur les civilisations dont le seul objectif est de « védéliser* » les masses ; est conscient que ses traditions sont appelées à disparaître par son action individuelle. C’est donc à travers la culture qu’il se recrée une nouvelle civilisation. La culture pour le sahélien longtemps au contact avec la « race blanche », a toujours été une action « raciale de l’homme sur son milieu, tendant à un équilibre intellectuel et moral entre l’homme et ce milieu ». Car, comme il semble que pour certains, le milieu France ne soit jamais immuable et la « race française» non plus, seule « la culture, devient un effort perpétuel vers un équilibre parfait (Senghor, 1964 pp. 11-12)».

*Néologisme formé à partir de « vedel, veau » : action de priver quelqu’un d’un esprit de jugement et de critique

NB : les termes « Nègre, Négresse, Blanc, Noir » ont une valeur historique et contextuelle dans notre texte. L’utilisation de Mélano-américain par exemple, répond au souci de restituer les premières expressions dans la logique de notre démarche.

Par Pape Chb Bassène

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