« Nicolas Sarkozy joue avec les tendances racistes et xénophobes de la population »


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Le président français, Nicolas Sarkozy, a proposé vendredi que les délinquants devenus français par naturalisation soient déchus de leur nationalité. Le ministre de l’immigration Eric Besson veut que cette proposition du président prenne la forme d’amendements législatifs, que l’Assemblée nationale examinerait la fin du mois prochain. Historienne et Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Sorbonne, Paris), Esther Benbassa pointe les dangers d’une telle législation.

dico_esther_benbassa-c6a17.jpgDirectrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Sorbonne, Paris), Esther Benbassa vient de publier un Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations (Larousse, 2010). Chercheure et Universitaire, spécialiste de l’histoire des juifs et du judaïsme en Europe et en terre d’Islam à l’époque, elle a été parmi les premiers à dénoncer la proposition du président français, Nicolas Sarkozy, de retirer la nationalité française aux délinquants devenus français par naturalisation, qui auraient attenté à la vie des dépositaires de la force publique, en signant une contribution sur le portail Rue 89. Pour Afrik.com, elle analyse les dangers d’une telle mesure.

Afrik.com : Le chef de l’Etat veut que les délinquants d’origine étrangère qui mettent en danger la vie d’un représentant des forces de l’ordre puissent perdre la nationalité française. Est-ce à dire que plusieurs catégories de citoyens français, distinguant les délinquants « français de souche » et « d’origine étrangère », seraient établies légalement ?

Esther Benbassa
: Cette distinction est d’abord anti-constitutionnelle. Le premier article de la Constitution stipule l’égalité de tous les Français « sans distinction d’origine ». A moins de changer de régime, les propos de M. Sarkozy, ce sont des paroles, disons pour le moment. En 1940, on était revenu sur la naturalisation massive de 1927. La même année, on a également abrogé le décret Crémieux de 1870, qui octroyait la nationalité française aux Juifs d’Algérie. Certes, les temps ne sont pas les mêmes. Même s’il s’agit de paroles en l’air, la séparation des Français en deux catégories, d’un côté les « vrais » Français, à qui on ne peut retirer leur nationalité parce que Français depuis de nombreuses générations, et de l’autre ceux qui l’ont acquise, notamment en vertu du droit du sol, et dont on considère qu’ils ne la possèdent que provisoirement. Brice Hortefeux a ajouté de nouveaux délits qui autoriseraient la dénaturalisation dont la polygamie, l’excision et la « grande délinquance ». Certes, la dénaturalisation existe pour les cas de personnes accusées d’espionnage ou terrorisme. Ils sont tout à fait exceptionnels. Les propos de M. Sarkozy sont d’abord stigmatisants. En séparant la population en deux catégories, il légitime la ségrégation dans une période de crise économique, même si la crise n’est pas pour tout le monde. Il crée une catégorie de Français que j’appellerai « naturels » et les autres. En fait les uns supérieurs, ceux qu’on ne peut pas toucher, et les autres, les « sous-Français ». Comment après parler d’intégration, de vivre-ensemble, d’une société qui dépasserait avec ingéniosité et travail de fond les inégalités qui touchent les descendants des immigrés qui subissent une double peine: celle d’être d’origine étrangère et la pauvreté? L’épouvantail de la dénaturalisation brandi par le Président ne fait pas peur aux caïds, mais il divise la France et renforce les préjugés. Tout cela retardant ce que les élites appellent intégration (a-t-on besoin d’intégrer ces personnes nées françaises?) et grippant un peu plus l’ascenseur social pour ceux qui ont besoin vraiment de ce coup de pouce pour avancer dans une société française qui porte encore en elle des vestiges de l’Ancien Régime. On ne peut pas nier qu’il y a des problèmes dans ces ghettos des banlieues qui ne font que s’enflammer tant la situation semble désespérée à ses habitants, mais ce n’est pas par des paroles qui stigmatisent et qui créent deux France, qu’on va résoudre ces problèmes qui requièrent une politique de la ville de grande ampleur et pas des mesures-gadgets.

Afrik.com : La France étant un pays d’immigration, qui sont les « étrangers » visés par Nicolas Sarkozy ? Sur quels critères va-t-on définir ces étrangers? Parents étrangers, grands-parents ?

Esther Benbassa
: Les étrangers qui obsèdent le gouvernement aujourd’hui ce sont les musulmans et leurs descendants, plus que les Noirs. N’oublions pas que la décolonisation de l’Algérie n’a pas été encore digérée en France. Une partie du public y est encore très sensible. La France postcoloniale n’a pas su gérer son immigration, surtout l’installation définitive de ces immigrés en France. Les peurs de l’Arabe et de l’islam ont été également bien travaillées après le 11 septembre. Les Noirs sont aussi concernés par le rejet de l’étranger qu’on cultive en France et ces étrangers sont principalement issus du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Quand on regarde l’histoire, on constate que la France a toujours eu du mal avec ses étrangers, n’oublions pas les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Polonais qui ont précédé les Maghrebins et les Africains. La France a aussi rejeté ses Juifs. On ne va pas rappeler les grandes campagnes antisémites du XIXe siècle et des années 1930, qui ont abouti, avec la guerre, à leur déportation. Peut-être la France constitue-t-elle son identité française contre l’Autre. Celui-ci, lorsqu’il est chrétien, est plus ou moins accepté, mais lorsqu’il est d’une autre religion monothéiste, la question se pose différemment. Le rejet de l’étranger ou de celui qu’on désigne encore étranger traverse toute l’Europe et devient un thème de campagne important pour les partis d’extrême droite. Hier les juifs, aujourd’hui les musulmans, et on continue. La peur que ressent l’Europe de perdre sa spécificité face à la mondialisation n’est pas étrangère à cet enfermement sur soi qu’on retrouve un peu partout.

Afrik.com : Nicolas Sarkozy fait visiblement un lien entre immigration et délinquance. Cela est-il pertinent ? N’y a-t-il pas risque d’encourager la xénophobie ?

Esther Benbassa
: Nicolas Sarkozy emprunte ses thèmes à l’extrême droite qui les connaît bien et les ressort depuis des décennies. Qu’il y ait de la délinquance dans les milieux immigrés ou issus de l’immigration n’a d’abord rien d’extraordinaire. Les délinquants ne se recrutent pas parmi la grande bourgeoisie ou l’aristocratie. On y trouve la grande délinquance financière plus que de petits caïds. On ne devient pas délinquant, celui auquel fait allusion le Président, quand on a ce qu’il faut pour vivre bien. La délinquance est liée à la pauvreté. Les milieux immigrés ou issus de l’immigration étant dans la catégorie des défavorisés économiquement, il n’y a rien d’étonnant à cela. En parlant comme il l’a fait, il a joué avec les tendances racistes et xénophobes de la population. Ainsi dans l’imaginaire on aura cette équation: immigré égal délinquant, donc qui dit immigré dit danger. Ainsi de suite, on fabrique de la xénophobie. Lorsqu’on sait que le racisme est en baisse, même si 30% des Français se disent racistes, ce genre d’équation, déjà formulé par le chroniqueur Eric Zemmour, fait son chemin. Il est à craindre que la société française ne développe une atmosphère de xénophobie et de racisme suffocante où régneront le rejet et la suspicion. On n’en est pas encore là. Et heureusement qu’il y a encore en France des gens sensés, des personnes de bonne volonté qui ne sont pas d’accord avec la tournure que prend la politique du président, sorti à la pêche aux voix de l’extrême droite. Y compris dans les rangs de l’UMP, il y a de la grogne à ce sujet. On a l’impression que la France vit au rythme des campagnes contre le voile, puis le niqab, on a eu entre les deux les caricatures de Mahomet, puis les retombées de l’affaire des minarets suisses, le débat empoisonnant sur l’identité nationale, maintenant c’est la dénaturalisation sans compter les gens du voyage qui ont été également pris comme cible ces derniers jours.

Afrik.com : La Constitution parle d’égalité en droit, « sans distinction d’origine ». La mesure envisagée ne serait-elle pas anticonstitutionnelle ?

Esther Benbassa
: La mesure envisagée par le Président est anticonstitutionnelle. A moins de changer de régime, la constitution reste valide. Le Conseil constitutionnel risque de s’opposer à la dénaturalisation, mais les mots sont dits, les immigrés montrés du doigt et leur infériorité énoncée publiquement. Les sociétés vivent avec des symboles. Celui d’un Français d’origine immigrée qui serait inférieur est dit. Hélas.

 Le site d’Ester Benbassa

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