Montée, chute et éventuelle mutation de l’Etat islamique au Maghreb


Lecture 7 min.
arton60423

Malgré le déclin prononcé que l’Etat islamique (ISIS) connait en Irak et en Syrie, il pourrait refaire surface au Maghreb si l’on ne tire pas les leçons du passé et que les menaces existantes persistent. L’Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie devraient aller au-delà des mesures sécuritaires et militaires et se préoccuper des vagues de mécontentements et des tensions locales dont ISIS a montré qu’il savait tirer parti

Le déclin prononcé que connait l’Etat islamique (ISIS) s’accompagne d’importantes leçons et de menaces persistantes. Ce constat s’applique aux quatre pays du Maghreb couverts par le présent rapport, l’Algérie, la Libye, le Maroc et la Tunisie, qui constituent un microcosme de l’identité, de la trajectoire et des revirements de fortune d’ISIS à ce jour. Ces pays possèdent deux titres de gloire encombrants : ils sont un vivier important de combattants étrangers d’ISIS et ils constituent, dans le cas de la Libye, le lieu de la première conquête territoriale réussie d’ISIS en dehors de l’Irak et de la Syrie. Or le vivier se tarit, jusqu’à un certain point, et la province libyenne du califat n’est plus. Mais les nombreux facteurs qui ont permis l’ascension d’ISIS persistent.

Expliquer les raisons des avancées d’ISIS sur différents terrains est un exercice qui pourrait s’avérer imprécis et risqué. En revanche, il semble assez évident que mettre fin à l’anarchie et à la fragmentation de la Libye?; renforcer les capacités des Etats à canaliser la colère face au comportement prédateur des élites et à assurer une gouvernance réactive?; avancer prudemment en cherchant à régenter le discours religieux?; et améliorer la coopération régionale et internationale en matière de lutte contre le terrorisme contribuerait grandement à faire en sorte que le succès de la lutte contre ISIS ne soit pas éphémère.

Les opérations d’ISIS au Maghreb mettent en valeur ses trois principales fonctions : agence de recrutement pour les militants disposés à se battre pour son califat en Irak et en Syrie?; groupe terroriste mettant sur pied des attaques sanglantes contre des civils?; et organisation militaire cherchant à exercer des fonctions de contrôle territorial et de gouvernance. Dans ce sens, et même si ISIS n’a pas fait du Maghreb son terrain de prédilection, pour aucune de ces trois activités, son fonctionnement dans la région et la façon dont les Etats ont réagi à son essor, nous en disent long sur l’organisation.

Aux yeux d’une grande partie du monde, la Tunisie est connue pour la réussite relative de sa transition démocratique autant que par le fait qu’elle affiche le taux par habitant le plus élevé de personnes qui rejoignent ISIS pour se battre hors du pays. Cette distinction douteuse a provoqué de la perplexité, tout comme, dans une moindre mesure, la capacité d’ISIS à recruter des combattants étrangers dans les pays voisins. Comme l’a mentionné un précédent rapport de Crisis Group sur ISIS, Exploiter le chaos, les raisons des succès d’ISIS dans certaines régions et de ses échecs dans d’autres se dérobent à toute explication simple.

Néanmoins, sa capacité à recruter dans ces pays laisse entendre qu’une série de facteurs ont créé des conditions plus favorables : l’exigence d’un discours et d’une pratique de contre-pouvoir et presque révolutionnaires, en particulier chez les jeunes qui considèrent que les injustices structurelles sont la cause de leur misère relative (surtout en Tunisie)?; un appareil sécuritaire en déroute (Libye et Tunisie)?; l’ascension et l’instauration ensuite d’une forme plus politique et pragmatique de l’islamisme (Tunisie)?; la présence de réseaux préexistants de type jihadiste ou militant (Libye, Tunisie et Maroc)?; et le manque de coordination régionale ou internationale, ou, pire encore, le soutien, par des acteurs régionaux, de groupes rivaux (Libye). Des progrès ont été réalisés en vue de régler plusieurs de ces questions, mais pas toutes, et très probablement pas de façon durable.

Un grand nombre de ces facteurs pourraient expliquer qu’ISIS ait choisi de cibler la Tunisie et d’y mener de nombreux attentats terroristes de grande ampleur en 2015 et 2016. Sa propagande mettait l’accent sur le sentiment d’injustice partagé par de larges couches de la population, en particulier celles des régions marginalisées et des périphéries urbaines pauvres qui se heurtent le plus souvent à la brutalité des autorités, à la corruption et à l’exclusion sociale. ISIS semblait également déterminé à perturber la transition démocratique fragile et contestée du pays, à tirer parti de la désorganisation des forces de sécurité et à jouer sur l’impression de certains islamistes qui estimaient que la transition avait trahi leurs aspirations et que les forces laïques avaient imposé le compromis scandaleux des islamistes politiques.

La Libye présente un autre éclairage, plus parlant encore. L’instabilité résultant de l’insurrection, la fragmentation du pays qui en a découlé, la lutte entre les puissantes milices et l’ingérence teintée de rivalité de divers acteurs régionaux ont créé un contexte propice, non seulement au recrutement, mais aussi à l’expansion territoriale d’ISIS. La Libye a illustré ce que l’Irak et la Syrie avaient démontré : l’instabilité est le terreau du jihadisme et non sa conséquence. Le fait que les forces libyennes aient pu, avec l’aide de l’Occident, évincer ISIS de Syrte montre qu’une force militaire supérieure peut vaincre l’organisation, une réalité qui a également été mise en évidence à Mossoul, en Irak, et le sera bientôt à Raqqa, en Syrie. Cependant, le fait que ces victoires n’aient pas contribué à résoudre les problèmes qui ont facilité l’émergence d’ISIS peut susciter des inquiétudes légitimes.

Ce qui ressort de l’expérience maghrébine, c’est que les réponses des Etats axées sur la sécurité et les mesures militaires peuvent fonctionner. ISIS a surtout été battu en brèche en Libye et les solides services de sécurité de l’Algérie et du Maroc ont réussi à contenir son ascension à l’intérieur de leurs frontières. Mais ces réponses ont leurs limites et il faut également prêter attention aux aspects suivants :

Résoudre le conflit libyen ou, du moins, diminuer la fragmentation du pays, pour éviter que les derniers membres d’ISIS encore présents ne se regroupent à l’intérieur du pays ou ne l’utilisent comme un tremplin pour attaquer des Etats fragiles de la région ;

Accroitre la capacité et la volonté politique des élites au pouvoir à faire face aux revendications locales et aux conflits latents de manière inclusive afin d’éviter que les populations, et en particulier les jeunes qui estiment que leur pauvreté et leur marginalisation sont fonction des iniquités structurelles et de l’enrichissement personnel des élites corrompues et brutales, ne se tournent vers des solutions violentes?;

Résister à la tentation de trop règlementer la sphère religieuse en vue de combattre le jihadisme?; permettre plutôt l’expression de formes religieuses non violentes de contestation?; et

Renforcer la coopération régionale et internationale contre le terrorisme et, dans le cas de la Libye en particulier, mettre un terme à l’intense bras de fer régional entre l’Egypte et les Emirats arabes unis (EAU) d’une part, et le Qatar et la Turquie d’autre part.

La défaite probable d’ISIS dans la région et au-delà donnera lieu à une période de répit relatif, mais aussi à de nouvelles menaces des membres restants du groupe. Par le passé, d’autres vagues de jihadisme transnational ont déjà subi des transformations ou subsisté sous la forme de nuisances gérables pendant de nombreuses années jusqu’à l’apparition de nouvelles occasions de se développer. Dans l’ensemble, le Maghreb a fait preuve d’une bonne capacité de résilience étatique, mais des tensions persistent au sein des sociétés et de leurs élites, ainsi qu’entre elles. Il est également entouré d’Etats fragiles au sud. Pour éviter une nouvelle vague, la région devra en priorité apaiser et canaliser les tensions pour éviter qu’elles ne donnent lieu à des violences et ne pas se contenter d’appliquer des mesures de sécurité à postériori.

Télécharger le rapport complet

Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News