M comme Mentalité


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« L’Apprentissage » : M comme Mentalité. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre….

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

M

Mentalité

Pour Afifa Tekari, avocate à Paris, et à Tunis aussi

« C’est la mentalité »: lors de mes interviews, pour expliquer leur impossibilité de retourner vivre dans leur pays d’origine, les personnes rencontrées, et notamment les femmes, résumaient souvent ainsi leur pensée par cette seule formule. La mentalité: c’est à cause d’elle que, souvent, on a quitté un pays. C’est à cause d’elle que, souvent, on ne peut revenir.

Mentalité: mot courant pour définir ce que les anthropologues, dans leur jargon savant, nomment les us et coutumes, et les modes de pensée.

Mentalité que l’émigrant ne supporte plus de retour au pays:

le népotisme qui règne dans les affaires, où le piston est roi, où il faut être fils de ou neveu de ou recommandé par ou carrément dans les cercles du pouvoir pour décrocher quoi que soit, job, contrat, marché. Où il faut voir du ktaf, littéralement des épaules, ou du dos: « celui qui n’a pas de dos se fait battre sur le ventre », dit un proverbe égyptien pour expliquer que dans ces pays-là, sans relation, sans protection, vous vous faites dévorer tout cru par les plus puissants – vous restez misérable parmi les misérables;

l’extrême rigidité sociale, qui fait que si vous êtes fils de petit employé, fils d’épicier, ou de paysan, et même si en France vous avez fait des études brillantes et avez un très bon emploi, vous ne pouvez percer dans d’autres cercles de la société locale que celui où vous êtes né. Ainsi mon ami Mohammed, docteur en sociologie à Paris, né au Maroc d’un père facteur dans une bourgade rurale, ne trouve-t-il pas à se marier dans les jeunes filles éduquées de son pays d’accueil, et qui pour la plupart sont filles de bourgeois;

pour les femmes et les jeunes filles (voilà pourquoi c’est surtout les femmes qui dénoncent cette « mentalité »), le contrôle social continu qui s’exerce sur elles, ce qu’en langage courant on nomme commérage, avez-vous vu ce qu’elle porte, non mais vous vous rendez compte sa mère la laisse sortir toute seule le soir, vous avez vu tout ce qu’elle a dépensé pour sa maison etc etc, commérage qui bien sûr n’est pas typique à nos sociétés arabes mais y est particulièrement développé;

le bakchich omniprésent, par exemple les policiers et douaniers qu’il faut gratifier pour un oui pour un non, par exemple vous roulez à 70 km/heure sur une route de campagne – vous venez de jeter un coup d’œil au cadran – et deux policiers, la mine patibulaire, vous somment de vous arrêter, sous prétexte que vous avez dépassé les 90 km réglementaires – ils voulaient simplement, après un simulé contrôle, un peu de cash pour passer le week-end. C’est ce qu’il m’arrivait souvent en Tunisie quand j’y vivais; sans parler des bakchichs à la douane, dans les administrations, pour obtenir tout ce qu’il y a de plus régulier: que vos valises entrent avec vous au pays, un passeport, un permis de construire, une ligne de téléphone dans votre nouvel appartement.

le règne du passe-droit, l’anarchie dans les files d’attente, le fils d’un notable qu’on fait passer devant vous, ou dans les listes d’attente pour l’attribution d’un logement, ou pour mille autres choses de la vie courante où normalement en France vous attendez votre tour tranquillement, mais là-bas il faut parfois ruser avec la règle ruser avec la loi pour obtenir son dû simplement, et parfois bakchicher – voir paragraphe précédent – et quand on n’est plus habitué ça devient fatigant;

l’ostentation de mise, dans nos pays où la plupart des gens vivaient pauvres il n’y a pas si longtemps la richesse doit souvent s’étaler insolemment, voiture de luxe bijoux clinquants inscription au club le plus cher de la ville et les écoles les plus chères pour vos enfants, et vous même si vous venez d’une famille qui n’est pas pauvre en France et ni même là-bas vous ne supportez pas cet étalage obligatoire de richesses surtout quand dans la rue vous devez côtoyer autant de misère, enfants des rues mendiants au Maroc jeunes gens désoeuvrés d’Alger prostituées sur les routes du Liban etc;

et vous pouvez ajouter tout ce que j’ai oublié à cette liste-là.

Mais mais mais: voilà le paradoxe. Car malgré tous ces horribles défauts, tous ces dysfonctionnements, malgré cette « mentalité » qui donne à l’émigrant un sentiment de constant décalage d’avec les gens locaux, malgré tout cela oui, l’émigrant aime ce pays qui parfois l’agace du fait qu’il est à son insu devenu un peu français.

« On n’aime pas pour les qualités mais malgré les défauts », a dit quelque part Flaubert, et j’aime bien cette formule, qui s’applique pour toute chose, pays ou personnes. Et voilà le drame intime de l’émigrant, sa souffrance muette: il aime et en même temps n’aime pas; il désapprouve et fond de tendresse; il critique son pays et il n’a qu’une envie: y revenir.

Mais voilà aussi son bonheur et sa chance: il est lucide là où d’autres sont immergés dans leur réalité. Il comprend les mentalités d’ici et aussi celles de là-bas, quand bien souvent de part et d’autre ce sont incompréhensions préjugés ou clichés. Il peut sans difficulté passer d’un monde à l’autre, d’une réalité à l’autre, d’un personnage à un autre, et développe ainsi une formidable capacité d’adaptation, qui s’applique aussi en bien d’autres situations. Il est passeur de cultures, interprète, médiateur, modérateur. Et aujourd’hui, ici comme là-bas, notre monde a sacrément besoin de plein de gens comme ça.

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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