M comme Manif


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« L’Apprentissage » : M comme Manif. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre….

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

M

Manif

Retour abécédaire

Je suis venue participer à une manifestation pour la libération du Liban et contre l’occupation syrienne, un mois après l’assassinat de l’ancien Premier Ministre, Rafic Hariri, qui m’a tant remuée. Depuis un mois, moi qui ne suis pas une inconditionnelle de la presse et de la télévision, je dévore frénétiquement les quotidiens et je ne rate pas les informations télévisées du soir, pour avoir des images de ce qui se passe là-bas. Preuve que, malgré plus de 30 ans passés en France, je reste viscéralement attachée à ma terre natale. Et cette manifestation est la preuve que nous sommes nombreux dans ce cas.

En cette fin de journée à Paris, nous sommes quelques milliers, Libanais de France, Français d’origine libanaise, à nous être passés le mot, en quelques jours, grâce à internet. Par cette info sur la manif reçue par mail, j’ai réalisé que je faisais partie, à mon insu, de ces réseaux libanais que pourtant je ne fréquente pas: je ne suis militante d’aucune association, ne fais partie de ces Libanais exilés de guerre qui se sont retrouvés ensemble à Paris, et ne fréquente pas assidûment les cercles libanais. Mais mon nom de famille et mes activités de journaliste ont permis à ceux qui le voulaient de m’identifier et de me contacter. Et je reconnais quelques personnes dans la foule, une voisine, un ancien collègue, un confrère.

Je n’ai pas de « culture manif », et n’ai participé qu’à une manifestation dans ma vie, avant celle-ci: celle contre Le Pen, pour les dernières présidentielles. Il est significatif que le Liban me mobilise aujourd’hui, alors que ne l’avaient pas fait les droits des femmes, la Palestine, ou le Code de la famille en Algérie, pour quelques causes que j’ai pu défendre par des écrits.

Mais, de la même manière que mon identité de Française fille d’étrangers m’avait poussée à manifester contre le Front National, mon identité de Libanaise de la diaspora me pousse à descendre dans la rue, apporter mon soutien aux millions de Libanais du Liban qui sont en train de se battre pour leur liberté. Et j’ai le regret de n’avoir pas pu être parmi la foule de mes pairs, place des Martyrs, en cette période de liesse populaire, de mobilisation, et d’espoir.

La foule ici utilise indifféremment l’arabe ou le français pour scander ses slogans politiques: « Hey, yallah, Sourya tlayyi barra! »(Hey, allez, la Syrie sors d’ici! »); « Chrétiens, musulmans, tous unis pour le Liban »; ou encore « Assad, assassin ». Et les amis qui se retrouvent se parlent, comme au Liban, comme dans tous les pays arabes francophones parmi les couches éduquées, dans l’une ou l’autre langue, et le plus souvent dans les deux en même temps: en Algérie cette langue mixte s’appelle le francarabe.

Des drapeaux français ont été apportés, moins nombreux que les drapeaux libanais, parfois portés par les enfants que l’on a juchés sur ses épaules – comme une manière de dire que ces enfants, donc sa descendance, nés sur le sol français, sont et resteront Français. La série de discours est inaugurée par la Marseillaise et par l’hymne national libanais, parfaite expression de la double culturalité de la foule rassemblée. Et je ne suis pas la seule à peser toute la résonance, pour nous Libanais en ce jour, de l’hymne français: « contre toute la tyrannie », « qui viennent égorger nos fils »,…

Des chansons arabes, retransmises par haut-parleur, chantent maintenant le pays, chansons patriotiques nées pendant la guerre, chansons dédiées à Beyrouth tant aimée, et la foule les reprend avec enthousiasme, heureuse de chanter à Paris, et collectivement, des chansons du pays.

Je m’interroge: puis-je m’identifier à cette foule? Je ne parle pas aussi bien l’arabe que la majorité des gens ici, venus étudiants ou adultes en France, quand je suis venue enfant, et ai dû réapprendre la langue de mon pays. Je ne m’identifie pas aux Libanaises de mon âge venues manifester en manteau de vison et en lunettes de soleil signées. Mais la chaleur dans la voix de deux amis qui se retrouvent, la chaleur des regards, des rires et des sourires échangés, toute cette sociabilité libanaise, arabe, méditerranéenne, qui me touchent tant, me font comprendre à quel point je suis libanaise, attachée à notre mode d’échange à nous, et qu’Henry Miller, découvrant son expression en Grèce, épicentre de Méditerranée, résume d’un mot: « humanité » *.

Mais je réalise aussi ceci à quel point la « culture manif » est profondément française, européenne, occidentale – et pas arabe du tout. « La France nous a appris à dire « Non » », confie un vieux travailleur immigré à la retraite à la cinéaste Yamina Benguigui, dans son film remarquable « Mémoires d’immigrés ». Dire non, se rebeller, se révolter, manifester, ne fait pas du tout partie de la culture arabe, faite de soumission, d’obéissance, et de mutisme. Islam, qui a donné son nom à une religion, signifie littéralement « soumission », et cela pour moi en dit long, et a imprégné il me semble toute la culture dans ces régions. Certes, c’est de soumission à Dieu qu’il s’agit. Mais la même racine – salama – qui a donné le mot « paix » (salam) et le mot islam, a donné aussi le verbe « se soumettre, se rendre » (istaslama) qui, lui, est utilisé dans un sens pas religieux du tout, par exemple militaire. Voilà pourquoi, à mon sens, le monde arabe est profondément conservateur: la soumission est inscrite dans la culture.

Je pense à tout ceci, je pense au nombre important de femmes présentes à cette manifestation, comme à celles qui font bouger le Liban depuis un mois, je pense que c’est à l’Occident que nous devons ce modèle de mobilisation collective, que c’est à l’Occident aussi que nous devons d’avoir des femmes qui osent aujourd’hui manifester dans la rue dans les pays arabes comme on vient de le voir au Liban, et pas pour des causes strictement « féminines ». Moi qui n’ai pas de « culture manif », je réalise aujourd’hui toute l’ivresse de se sentir des milliers à scander les mêmes slogans, unis pour la même cause, dans la rue, conscients de faire trembler les pouvoirs politiques par la seule addition organisée de nos révoltes individuelles, qui deviennent alors une révolte unique et énorme.

Mon cœur est libanais mais ma conscience politique est française, et ce soir nous sommes des milliers, Libanais de France ou Français du Liban comme vous voudrez nous appeler, à vivre pareillement ce double héritage et cette double force.

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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