Les préjugés sur la capacité des autres à comprendre nuisent à la création


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arton29761

Ceux qui font leurs premières armes dans le métier du journalisme ont été prémunis contre la « tentation du style », le désir de poser quand il s’agit d’exposer. Il en va de même pour les jeunes dramaturges dans les ateliers ou les résidences d’écriture où des « experts » viennent pérorer sur les règles et les recettes, jusqu’à ce que, des années après, l’on se rende compte par soi-même qu’on a trouvé sa voie quand on a su s’affranchir de ces règles, les dépasser. Ce qui n’est efficace que si justement l’on connait ces règles.

De même, dans mon passé de concepteur-rédacteur en agence de communication, ai-je souvent été confronté à une question existentielle. Chaque fois que j’écrivais un spot ou concevais une campagne, la plupart de mes slogans ou les signatures que je proposais pour les nouvelles marques étaient confrontées à cette première censure : « N’est-ce pas un peu trop sophistiqué, trop subtil, en un mot le bendskineur va-t-il comprendre le sens de ton message » ?

Que viennent chercher les bendskineurs là-dedans ?

C’est une critique que j’accueille d’autant plus facilement que je me suis souvent entendu dire que j’écrivais une langue trop « compliquée ». Pourtant à la relecture, systématiquement, je fais la chasse aux phrases longues et aux « gros » mots, ceux qui nécessiteraient que l’on consulte un dictionnaire. Mais là, jeune concepteur-rédacteur, il y avait une sorte de frustration à voir de belles trouvailles évacuées parce que nos chers bendskineurs ne les comprendraient pas !
Aucun auteur ne vit bien la censure. Pourtant, certaines de mes créations, que je trouvais d’une banalité écœurante, rencontraient auprès du directeur créa un accueil d’une chaleur inattendue. Entre confrères, on se comprend mieux, aussi m’étais-je ouvert à Louis Parfait Noah, concepteur-rédacteur expérimenté et reconnu dans le milieu publicitaire camerounais qui, ô surprise, me confia être en butte aux mêmes tracasseries lors des validations de ses propositions créatives !

C’est que, fit-il, dans un article inédit (L’AUDACE LANGAGIÈRE CONTRE LA CIBLE PHAGOCYTE) dont il m’autorise la publication d’extraits : « Au moment de déterminer un niveau de langue, et cela quels que soient la marque ou le produit mis en scène, il n’est pas rare que surgisse ce symbole diffus de la sous-éducation au nom de l’efficacité de l’élémentaire. ’’Il faut faire simple, il faut que tout le monde comprenne, il faut que ce soit fort’’. Et donc, le bendskineur, érigé de façon peu flatteuse en paradigme du primaire, va servir d’élément de mesure de la complexité conative. Oublié donc le cœur de cible qui, lorsqu’il ne jouit pas d’un jargon spécifique, est souvent inconsciemment renié. Le communicateur tombe dans la vieille trappe de la communication qui doit ‘’toucher’’ tout le monde, tous les univers, tous les publics, en espérant que le blé, tombé en l’occurrence presque au hasard, trouve terre fertile. Si le bendskineur comprend, tout le monde comprend. Mais tout le monde adhérera-t-il ? »

En des termes techniques, mon « consultant » confirmait le sentiment que j’avais eu que le bendskinneur est en passe de devenir l’archétype de celui qui a échoué et n’entend rien au français. Dans une émission humoristique diffusée sur STV (La Vérité Presse), le bendskineur campe ce que l’on appelait avant « l’homme de la rue », celui dont le bon sens est plus destiné à faire rigoler qu’à faire réfléchir.

Pour finir de régler mes comptes avec le niveau de la création publicitaire au Cameroun, lisons cette autre indignation de Louis-Parfait Noah, qui passe si bien parce que je l’ai ressentie à l’identique, si profondément : « Je passe mon temps à me ganter parce que le bendskineur (archétype de cette masse que je ne peux toute entière séduire d’un coup) doit me ‘’comprendre’’. Et si on pouvait ‘’adhérer’’ sans comprendre ? Et si comprendre c’était justement comprendre que ‘’ceci n’est pas pour moi’’ ? Et si, juste pour voir, on essayait de faire comprendre ? Pourquoi se priver de toutes les formes de néologies et d’autres procédés transgressifs du langage pour impacter et se distinguer ? Parce que nous serions moins alphabétisés que les anciens colons dont nous avons hérité les langues, nous serions condamnés à formuler des platitudes prévisibles à longueur de campagnes publicitaires ? Et l’appétit que nous devons susciter ? »
Il faut oser n’être que soi

Cette fausse bonne impression que le bendskineur est obtus bride toute innovation dans le langage des concepteurs-rédacteurs, il leur est presque interdit d’user de tous les ressorts, de toutes les potentialités langagières que recèle le français ou les parlers nationaux. Désormais, ce sont les expressions populaires de ces mêmes bendskinneurs qui sont calquées et reprises telles quelles, non sans talent d’ailleurs, dans les messages publicitaires (« C’est le njoh que tu veux voir ?!» que les bendskineurs ont tôt fait de détourner en « c’est le ndem que tu veux voir ?!»). L’effet est atteint du point de vue de l’identification et de l’appropriation du message, mais, comme demandait Louis-parfait, l’adhésion de la cible est-elle pour autant assurée ?

Les mots, les airs, les livres, les gens qui nous touchent le mieux ne sont pas toujours ceux que nous comprenons le plus. J’ai, personnellement, vu trois fois le film « La Matrice » avant de le comprendre, je l’ai pourtant aimé d’emblée. Avant de comprendre le sens des lyrics de Tupac Shakur dans « Hit’em up », je ressentais déjà toute la haine et toute la passion du bonhomme quand je l’écoutais. Nous sommes tous plus ou moins fascinés par les gens mystérieux, ceux qui ne se laissent pas prendre d’un coup, ceux qui suggèrent et ne disent pas toujours, ceux qui ne réagissent pas quand on les taquine, la clarté et la simplicité ne sont pas en conséquence des vertus fondamentales dans l’innovation technique, la création littéraire et artistique. Parce que la clarté et la simplicité ne voudront jamais dire la même chose pour tous.

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