Les NTIC en Afrique et la problématique du changement des paradigmes par l’éducation numérique


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La réduction de la fracture numérique est le mot d’ordre d’une nouvelle politique d’intégration de l’Afrique dans la nouvelle économie financière de l’ère des réseaux de l’information. L’accent est mis sur les buts de productivité de croissance économique, d’apprentissage et de formation d’une mentalité numérique appropriée à l’ère des réseaux même dans les zones rurales. Combler la fracture numérique consisterait à réajuster structurellement et culturellement l’Afrique en diffusant la nouvelle mentalité de la civilisation numérique selon les buts de productivité financière et de croissance économique. La théorie du développement qui omet de parler d’une nouvelle dépendance ainsi que de la finalité politique des Etats qui mettent en œuvre ces changements, semble ainsi camoufler la diffusion d’un nouveau modèle économique et culturelle en Afrique.

On se trouve alors en face de ce qui apparaît comme un nième projet d’acculturation planifiée, imposé de l’extérieur par des Etats qui ont une finalité d’expansion économique et culturelle. Après l’acculturation forcée de la période coloniale destinée à intégrer l’Afrique dans l’économie monétaire coloniale et l’acculturation planifiée dans le contexte du capitalisme occidental et du socialisme soviétique postcolonial qui permit de l’insérer de part et d’autre dans le modèle culturel et économique des deux blocs idéologiques, semble s’ouvrir à l’ère de l’ internet, de la démocratie et de la mondialisation, une nouvelle période d’acculturation planifiée destinée à intégrer l’Afrique dans l’économie mondiale libérale des réseaux de l’Information. Si le projet de connecter l’Afrique au réseau mondial affiche clairement son objectif commercial qui est d’offrir des opportunités d’affaires aux opérateurs économiques africains, l’objectif de l’école numérique semble quant à lui, s’inscrire dans un projet plus vaste de diffusion culturelle du modèle économique libéral dominant.

Un lobbying actif destiné à introduire les Nouvelles Technologies de l’Information dans les sociétés africaines et à remodeler les institutions pour les y adapter -comme en témoigne la floraison des néologismes tels e-governement, e-conomie, e-education – est mené dans ce sens par des experts et des ONG. Des politiciens et des élites intellectuelles locaux sont mis à contribution. Ces meneurs locaux du jeu acculturatif se chargent de faire la propagande des nouveaux produits et d’en assurer la diffusion dans le tissu social africain. Règles fondamentales à respecter dans la méthode de l’acculturation planifiée qui recommande d’impliquer activement les membres influents des sociétés receveuses dans l’innovation que l’on veut y introduire, l’enthousiasme et l’intérêt de ces derniers sont suscités par la vertu de panacée attribuée aux NTIC quant aux problèmes de développement et par les retombées financières et matérielles qui procèderaient de l’adoption des nouvelles technologies de l’information.

Dans cette perspective, l’exigence stratégique de contrôler la direction du changement social en lui donnant une couleur locale et en l’imposant de l’intérieur n’est pas absente du souci d’intégrer les traditions et cultures locales au contenu des informations et aux programmes de l’éducation numérique. La problématique du contenu et des programmes de l’éducation numérique semble ainsi récupérée par un projet d’acculturation planifiée dirigé de l’extérieur. Pour contourner la résistance des sociétés au changement la sociologie du développement a toujours prôné la méthode de la transformation des structures par adaptation des institutions existantes. Dans le contexte de l’acculturation planifiée, le relativisme culturel et l’intégration des traditions dans les contenus de l’enseignement serviraient à instrumentaliser les cultures locales pour diffuser un modèle culturel extérieur. L’on aurait affaire à une intégration unilatérale utilisant les cultures locales comme vecteurs de la culture et de l’économie dominantes. Medium d’une diffusion culturelle, les NTIC ne dérogeraient pas alors à la fonction qui est traditionnellement impartie au mass-média dans l’acculturation planifiée.

Les échecs patents de tous les projets successifs d’acculturation en Afrique, invitent cependant à mettre en question ce nouveau projet d’intégration unilatérale des sociétés africaines au modèle économique actuellement dominant. Le motif du développement de l’Afrique peut être en effet remis en question dans la mesure où, la réduction de la fracture numérique paraît s’inscrire dans la ligne d’un processus d’uniformisation progressive du monde par un modèle culturel jugé supérieur aux autres dans l’ère d’involution dans laquelle l’humanité se trouve de nos jours. L’Afrique se développerait alors par la réduction de la fracture numérique dans le sens où elle se mettrait à niveau dans le système d’uniformisation en utilisant les nouvelles technologies de l’information pour servir les finalités qui leurs sont assignées par le modèle culturel dont elles sont les produits.

Dès lors la question de la réappropriation politique des NTIC en Afrique et du choix des finalités de leur usage devient centrale. La question de la définition exacte des contenus et des programmes dans la problématique de l’école numérique accède au statut d’urgence de première nécessité. En Afrique les Nouvelles technologies de l’Information doivent-elles seulement servir à intégrer les sociétés au nouvel ordre économique mondial, à procurer aux opérateurs et aux élites un savoir-faire et une efficacité dans la concurrence universelle ? Par delà cette nécessité pratique, doivent-elles surtout être mises au service d’une transformation qualitative de la société globale par l’opportunité qu’elles ouvrent pour le dialogue actif des cultures et la pluralisation des figures de la rationalité humaine qui permettraient aux sociétés de choisir de manière autonome la voie spécifique du développement correspondant à leur génie ?

L’enjeu de ce questionnement est de définir un nouveau concept du développement et de la croissance par intégration réciproque des cultures et des diverses figures de la rationalité dans un monde interdépendant. Il est aussi de découvrir les voies de la transformation pédagogique de l’école africaine qui permettrait de former, en Afrique, des personnalités dynamiques capables d’innover, de partager et de s’ouvrir à eux-mêmes et à l’altérité, dans l’ère de la communication et de l’information. Il s’agit de briser la logique qui a structuré l’école africaine née de la période des acculturations forcées et planifiées coloniales et postcoloniales durant lesquelles elle fut destinée à former des individus adaptés au nouvel ordre économique et politique régnant. Dans ce sens la question des contenus de l’éducation numérique n’invite pas à intégrer les traditions aux programmes dans le but de s’en servir comme vecteurs du changement structurel des sociétés africaines. Il ne s’agit pas de mettre la tradition au service de la nouvelle économie au moyen des nouvelles technologies de l’information. Il ne s’agit pas non plus d’enseigner l’usage des NTIC aux populations africaines afin de structurer les tissus communautaires et de faciliter les cohésions identitaires. La réalisation des intérêts culturels locaux et des finalités matérielles économiques attachés à la maîtrise des NTIC se subordonnent au projet global de civilisation et à la transformation qualitative des relations humaines que les Nouvelles Technologies de l’Information permettent dans la nouvelle ère des réseaux.

L’Afrique doit être plus ambitieuse. Outre les opportunités d’autonomie politique des Etats et de croissance économique, ouvertes par la maîtrise des réseaux de l’information, les NTIC doivent permettre d’inaugurer une transformation pédagogique de l’école et un dialogue vivant des cultures par les e-jumelage éducatifs multiformes tels que les envisage par exemple le projet Aprélia, dont la finalité serait de rendre possible une intégration réciproque des cultures et des savoirs, un nouveau concept du développement humain et une libre acculturation réciproque des peuples. La voie de la transformation sociale et de l’émancipation collective par le changement des mentalités peut donc être explorée. Le changement des mentalités né du dialogue des cultures devra permettre de changer les structures économiques et de transformer le concept du développement. En déconstruisant la domination de la rationalité instrumentale, la pluralisation des usages de la raison et la mise évidence des diverses efficiences rationnelles doivent permettre de changer les paradigmes devenus obsolètes qui ont régi jusqu’à nos jours l’économie, la politique l’écologie, les sciences humaines et les sciences de la nature.

L’ethnologie attire en effet l’attention sur la pluralité des cosmologies et des anthropologies. Elle met l’accent sur leur équivalence dans la rationalité. La cosmologie de la séparation, de la coupure entre l’homme et la nature, entre l’esprit et les choses, qui structure les sociétés individualistes occidentales n’est pas supérieure à la cosmologie de la participation des sociétés holistes qui prône la continuité entre toutes les parties du cosmos et fond l’homme dans la nature et réciproquement la nature dans l’homme. Au plan de l’agir quotidien l’action de l’homme des sociétés holistes qui imite le geste exemplaire des dieux et des ancêtres créateurs ou qui modèle ses conduites selon les mythes primordiaux en étant tournée vers le passé, ne le cède pas en valeur et en efficacité à l’innovation du sujet autonome qui décide en se fondant sur soi-même et innove en étant tourné vers l’avenir. L’ethnologie fait ainsi ressortir la pluralité des rationalités et des logiques. A côté de la pensée par signe arbitraire, il existe une pensée par symbole. Le champ des procédures du savoir humain est partagé autant par le raisonnement par emboîtement de concepts les uns dans les autres que par le raisonnement par correspondance qui permet de passer d’une strate du réel à une autre sans les enfourner dans des moules.

L’efficience de la rationalité instrumentale occidentale qui permet à l’homme de dominer la nature et de la soumettre aux désirs humains n’annule pas la valeur du raisonnement inductif dont use la divination pour sécuriser l’homme et lui permettre d’agir dans la nature. La productivité du raisonnement analytique qui structure les sciences formelles et expérimentales ne doit occulter celle du raisonnement par analogie. La logique de la raison manipulatrice des choses doit s’ouvrir à ce que Bastide appelle « la logique des choses » et à la raison magique ; expression dans laquelle « magique » n’a pas une connotation péjorative mais exprime une autre forme de pensée causale, un autre type de manipulation ou de domestication de la réalité.

La transformation pédagogique de l’école africaine par un usage ambitieux des NTIC vise par conséquent à ouvrir les voies de l’innovation et de la transformation progressiste des sociétés africaines et même du monde entier, par une exploration du génie des diverses cultures. Elle vise à substituer à une éducation qui apprenait auparavant à s’adapter au monde culturel environnant ou à une nouvelle société moderne, une éducation qui crée « un type d’homme capable de changer, de choisir, de se développer, de se modifier en modifiant son environnement, capable de s’enrichir, de s’amplifier, dans l’échange, la coopération, l’ouverture aux autres » . Dans ce sens la signification de l’introduction des traditions et des coutumes dans le contenu des programmes de l’éducation numérique doit être précisée.

Intégrer les contenus culturels dans l’éducation numérique ne signifie guère réactiver les traditions c’est-à-dire revenir aux formes d’organisation que les cultures ont pu produire à un moment aujourd’hui dépassé de leur histoire. Intégrer les contenus culturels dans l’éducation numérique c’est enraciner les contenus dans les cultures comprises comme âme productrices, c’est-à-dire dans une certaine philosophie de la vie qui puise sa source dans les forces de spontanéité des cultures vivantes. Dans cette acception, l’exigence d’introduire les coutumes et les savoirs locaux dans les contenus est un appel à les enrichir par les cultures saisies comme inventivité, comme productrices et nourricières de nouveautés. Cela veut dire exactement qu’il s’agit, par exemple, d’intégrer dans le dialogue vivant des cultures qu’amorce l’éducation numérique, les héros culturels africains tels l’Araignée Ashanti ou le Forgeron Dogon comme interlocuteurs du Prométhée européen contempteurs des Dieux ou de l’Œdipe sacrilège. Un projet de civilisation fondé sur le paradigme de l’ouverture à l’altérité, de la relation et de la communication des cultures, du respect de la nature, serait alors l’objectif que l’école numérique assigne à l’éducation dans l’ère des réseaux. La problématique de la réduction de la fracture numérique et de l’intégration en vue du développement économique actuellement invoquée pour justifier la diffusion des NTIC en Afrique pourrait être ainsi redéfinie dans le sens de l’intégration réciproque des cultures et des connaissances en vue d’un progrès collectif multiforme et d’un développement durable des communautés humaines.

Dans le commerce et la rencontre des peuples la relation symétrique de l’acculturation libre et réciproque dans laquelle les peuples acceptent de recevoir des autres les changements culturels dans lesquels ils trouvent librement un intérêt, pourrait se substituer à la relation asymétrique de l’acculturation forcée ou planifiée selon le modèle linéaire d’une culture dominante qui doit changer les autres selon ses propres normes. Cette rencontre vivante des peuples pourrait réaliser le vieux rêve du rendez-vous du donner et du recevoir, de la rencontre communielle des peuples qui ne fut jamais possible en raison du paradigme de la séparation, du cloisonnement, de la domination et du contrôle sous lequel le règne de la raison instrumentale a placé les existences et la nature jusqu’à nos jours. Ainsi l’objectif fondamental de la maîtrise de la culture numérique en Afrique n’est pas tant économique que politique. Au-delà de leur usage économique pour se positionner avantageusement dans la nouvelle économie mondiale, l’objectif ultime de la maîtrise des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication en Afrique pourrait être de changer la société humaine dans son intégralité par une utilisation politique des NTIC visant à transformer qualitativement l’économie la politique et les savoirs dans le sens du progrès collectif et solidaire des peuples.

DR Dieth Alexis
Vienne. Autriche

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