Les identités perturbées de Dorothy West


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Entre saga et polar,  » Le mariage  » est un livre qui se moque du temps. Dorothy West décortique le Sud des Etats-Unis avec talent et limpidité. Les éditions du serpent à plumes nous offrent, une nouvelle fois, un bijou de littérature.

Dorothy West est née en 1907 à Boston et c’est à 88 ans qu’elle fit paraître, à New-York, sur les instances de Jacqueline Kennedy-Onassis, le roman poignant où elle met en scène le dépassement par chaque communauté du conflit interne d’où l’Amérique multiraciale d’aujourd’hui tire son origine.

Dorothy West est un écrivain de la limpidité – et de la profondeur. Limpidité d’un style qui pose les faits sans effet inutile, limpidité d’une description minimale mais dont l’efficacité touche au coeur : « Il freina des deux pieds, les lèvres ouvertes en un gémissement de détresse impuissante. Les roues se bloquèrent. La voiture ralentit, mais pas assez…  » Pas assez. Nul besoin d’en dire plus. Il y a, dans l’épaisseur de ce  » pas assez « , toute la distance qui sépare la vie de la mort, ce fil coupé.

Limpidité donc d’un style où la perception de l’événement coïncide exactement avec sa description, et son déroulement. Même les souvenirs des personnages n’apparaissent dans l’histoire qu’à travers les actes et les comportements qu’ils déterminent. Or ce que, page après page, le roman dévoile, c’est précisément le poids de la mémoire, des traumatismes contradictoires accumulés, sur la psychologie de chacun des personnages.

Les arabesques du temps

Donc profondeur : pas un geste qui n’évoque immédiatement à la conscience les actes, les frustrations et les espoirs de plusieurs générations. Le temps est un acteur difficile à apprivoiser, il a été le compagnon des heures noires de l’esclavage, il a été le témoin de la déchéance des aristocrates du sud, il est à l’oeuvre dans le difficile dépassement des amertumes et des blessures de l’esclavage et de son abolition.

Le roman est donc une saga, mais il ne se présente pas comme tel : sa chronologie inversée le rapprocherait plutôt du roman policier. Confronté aux contradictions intimes de quelques personnages, l’auteur est forcé de les expliquer, à reculons, en remontant le fil entrecroisé des générations, sur lesquelles Dorothy West jette successivement la lumière.

Ballet alterné d’orgueils blessés et d’affirmations sociales,  » Le Mariage « , offre la peinture lucide et détaillée de plusieurs univers : celui de la haute société déclassée du Sud, celui de l’élite noire du Nord, celui de la bourgeoisie médicale et universitaire. L’alliance des sangs nourrit alors des identités partagées, des psychologies complexes, fortes ou faibles, stables ou instables. Entre elles, les lois de l’amour et de l’intérêt, celles du désir et de l’argent, tissent les branches improbables d’un arbre généalogique contrasté… Dont les racines ressemblent à l’histoire de l’Amérique.

Un chef d’oeuvre limpide et profond, comme la vie.

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