Les émeutes de la faim étaient prévisibles


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L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avait prévu des émeutes de la faim éclateraient dans le monde. En attendant son sommet en juin dédié à la résolution de ce problème, elle émet des recommandations à l’attention des Etats pour que les plus vulnérables ne souffrent pas plus. Précisions de Jean Senahoun, économiste à la FAO.

« Vous ne pouvez pas dire qu’on ne vous avait pas prévenus ». L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pourrait résumer ainsi son sentiment après la surprise suscitée par les émeutes de la faim qui ont éclaté dans plusieurs pays d’Afrique, ainsi que dans d’autres parties du monde. L’organisme onusien dit avoir pressenti depuis fort longtemps les conséquences de la hausse du prix des denrées alimentaires et avait lancé, en décembre, un projet pour limiter les augmentations. Le Béninois Jean Senahoun est économiste au système mondial d’information et d’alerte rapide de la FAO. Il explique certains des facteurs ayant provoqué la crise alimentaire et donne des pistes pour se sortir de cette situation.

Afrik.com : Pour la FAO, le scénario des émeutes de la faim était écrit…

Jean Senahoun :
Nous suivons de près les questions d’alimentation et de nutrition – et les facteurs qui les affectent – au niveau mondial, étatique et même des ménages. Notre système mondial d’information et d’alerte rapide émet régulièrement, plusieurs fois par an, des bulletins d’information sur les tendances concernant les cultures, la demande, l’offre… Tous les facteurs dont on parle aujourd’hui dans la crise, nous les connaissons depuis longtemps.

Afrik.com : Pouvez-vous nous donner quelques facteurs expliquant la crise ?

Jean Senahoun :
L’un des facteurs est la hausse de la population urbaine dans beaucoup de pays
émergents, notamment. Dans certains pays, il y a aussi la hausse de la qualité de l’alimentation, comme en Inde, en Chine ou au Brésil. Cela crée des besoins nouveaux, entre autres en matière de céréales. Les facteurs conjoncturels jouent aussi : les perturbations climatiques, comme la sécheresse, peuvent entrainer une baisse de la production comme cela a été le cas pour l’Australie et le Canada, gros producteurs de céréales. Il y a également des facteurs nouveaux, comme la liaison entre le prix du pétrole et des denrées alimentaires survenue suite à l’utilisation de céréales, comme le maïs, pour fabriquer des biocarburants. Beaucoup de gouvernements ont subventionné les biocarburants et, en 2008, 30% de la production de maïs servait à la production de biocarburant et non à l’alimentation humaine ou animale.

Afrik.com : Si la FAO connaissait les risques, pourquoi n’a-t-elle pas pris des mesures en amont pour éviter la situation dans laquelle nous nous trouvons ?

Jean Senahoun :
La FAO ne pouvait pas l’empêcher. Nous ne sommes pas un bailleur de fonds mais une organisation qui apporte un savoir-faire technique aux gouvernements. Nous avons le pouvoir de les informer, de les alerter, de leur dire de prendre des mesures.

Afrik.com : Les gouvernements ne vous ont pas écouté, alors ?

Jean Senahoun :
Je ne dirai pas ça. Mais c’est comme ça : c’est souvent quand on atteint un niveau critique que l’on s’alarme. C’est quand la situation devient ingérable et extrêmement grave et alarmante que les actions sont souvent prises. C’est ce qui se passe maintenant. Mais, face à cette situation, chaque pays prend des mesures à son niveau pour protéger ses consommateurs. Si vous me passez l’expression, ça fait un peu désordre. Nous avons besoin d’une politique concertée au niveau mondial. C’est pourquoi la FAO organise en juin une conférence de chefs d’Etats. Au départ, l’intitulé était « Comment nourrir le monde en 2050 » mais, au vu des événements, nous avons décidé de nous pencher sur les mesures appropriées à prendre pour faire face à la crise.

Afrik.com : Que préconise la FAO pour résoudre la crise ?

Jean Senahoun :
En décembre, le secrétaire général de la FAO a lancé une initiative pour limiter la hausse des prix, qui affectait notamment les pays en développement. La FAO met aussi l’accent sur la distribution d’intrants aux petits producteurs des pays en développement pour augmenter l’offre à court terme. De telles initiatives sont déjà en cours au Burkina, au Sénégal, en Mauritanie et va bientôt s’étendre. Cette mesure permettra aux pays connaissant un déficit céréalier et ayant des revenus limités d’augmenter leur production nationale et de réduire les exportations dont le coût a considérablement augmenté et pèse dans les budgets. Il faut aussi trouver comment améliorer les conditions de production, de transformation et de commercialisation des produits. Au final, l’idée est de soulager à court terme les populations affectées et, à plus ou moins long terme, de favoriser la production agricole et d’augmenter l’offre au niveau mondial.

Afrik.com : La Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International demandent aux pays de prendre des mesures urgentes. Mais ne sont-ils pas responsables en partie de la situation puisqu’ils ont préconisé à certains Etats de favoriser l’agriculture d’exportation pour rembourser leur dette ?

Jean Senahoun :
Tout le monde a constaté que les investissements et l’aide dans le secteur agricole ont baissé de façon considérable ces dernières années. C’est entre autres dû à de mauvaises politiques des gouvernements et au fait que les dirigeants ont parfois été mal conseillés. Mais c’est en train de changer. Le rapport 2008 de la Banque Mondiale, consacré à l’agriculture, dit que le développement passe par l’agriculture. Nous sommes heureux de constater ce changement d’orientation.

Afrik.com : Pensez-vous que l’on risque d’assister à une plus forte « immigration alimentaire » ?

Jean Senahoun :
C’est une question délicate. Il y a beaucoup de facteurs qui contribuent à l’immigration entre les pays et à l’intérieur des pays. Si dans les zones rurales les revenus baissent trop, ont peut s’attendre à ce que les gens partent. Les populations bougent selon les ressources, les opportunités.

Afrik.com : Peut-on craindre plus de conflits pour le contrôle de la terre ?

Jean Senahoun :
Tout dépend de comment les populations vont réagir à la situation actuelle et de ce qu’on mettra en œuvre au niveau politique pour encourager la production agricole. Mais il est encore trop tôt pour se prononcer sur d’éventuels conflits entre éleveurs et agriculteurs, par exemple.

Afrik.com : Sera-t-il bientôt un luxe de manger ?

Jean Senahoun :
Dans les pays développés, le poids de l’alimentation dans un ménage compte pour entre 10% et 20%, contre 80% dans les pays en développement. Pour ces derniers – pour qui c’est déjà difficile de manger – si les prix augmentent, manger va effectivement vite devenir un luxe. Si la tendance se poursuit, le phénomène pourrait augmenter les dégâts et toucher d’autres populations.

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