Journal d’une fille du Sud, épisode 2 : Dans le métro parisien, en ce moment, une affiche de publicité géante montre un énorme godillot avec ce slogan : « Bottines cuir – 50€ ! ». L’on voit une bottine à lacets, noire, la semelle épaisse en caoutchouc, le genre de celles que l’on voit aux pieds de nombre de jeunes filles et jeunes femmes aujourd’hui – même lorsqu’elles portent des robes ou des jupes, ou même des mini-jupes avec de fins collants.
Pour moi, cette bottine ressemble tout à fait aux bottines de chantier que ma sœur, ingénieur de l’Ecole Centrale, devait porter lorsque, employée par l’Air Liquide, elle était envoyée en Europe de l’Est ou au Moyen-Orient pour y construire des usines et superviser des chantiers.
Sur les chantiers, outre ces bottines, dont le bout à l’avant était renforcé de métal à l’intérieur, pour ne pas se faire mal si une poutre ou tout autre objet vous tombait sur les pieds, ma soeur était également obligée de porter un casque – un casque de chantier.
Et je pense à Cendrillon, à ce conte de mon enfance où le prince amoureux éperdu part à la recherche de la jeune fille à qui appartient ce joli soulier oublié au bal, soulier « de vair » (et non de verre), le vair désignant la fourrure de l’écureuil, symbole de luxe et de raffinement au Moyen-Âge.
Et les diverses versions de ce célèbre conte insistent toutes sur le même point : la difficulté pour le prince de trouver une jeune fille dont le pied peut entrer dans ce soulier si petit et si fin. Toutes les jeunes filles ont le pied plus large ou plus grand. Car le pied petit ou fin fut longtemps en Europe un attribut de beauté féminine : relisez Balzac et ses descriptions d’élégantes parisiennes (le « joli pied » qui dépasse de sous une robe, ou chantez avec Maurice Chevalier, au début du XXe siècle encore : « Elle avait de tous petits petons, Valentine… ». Par opposition, « Berthe aux grands pieds » était censée être très peu sexy…
Et je m’interroge : pourrait-on raconter ce conte de Cendrillon aujourd’hui, ou l’illustrer dans un livre pour enfants, avec ce lourd godillot noir à lacets dans les mains du jeune prince éperdu ????
Le XXIe siècle consacre définitivement l’égalité hommes-femmes, ces dernières étant désormais représentées dans toutes les professions, jusqu’à chauffeur (chauffeuse ?)-routier(ère) ou cosmonaute, en passant par chef de famille.
Mais pour en arriver là devons-nous pour autant nous dépouiller de toute féminité ? J’ai milité des années au sein d’associations féministes de journalistes, qui nous battions notamment pour une meilleure image des femmes dans les médias ou pour des publicités non-sexistes (à l’AFJ notamment – Association des femmes journalistes).
Mais Françoise Giroud – mon modèle de journalisme au féminin, car l’une des premières grandes journalistes femmes en France – sut s’imposer, dans un milieu médiatique alors dominé par les hommes, sans se déguiser en homme, et encore moins en empruntant pour ses pieds le look… d’un ouvrier de chantier ! Si elle vivait aujourd’hui, je la verrais certes avec parfois des baskets aux pieds, mais de jolies baskets, élégantes et féminines…
L’égalité hommes-femmes oui. Gommer sa féminité pour s’imposer non. Regardez sur le net des vidéos avec Françoise Giroud, d’une intelligence redoutable… et d’une féminité revendiquée dans ses vêtements, sa coiffure soignée ou ses bijoux. La preuve : avant de fonder L’EXPRESS avec son compagnon d’alors Jean-Jacques Servan-Schreiber, elle travailla longtemps pour le magazine ELLE, oui ces « magazines de bonnes femmes » que conspuent nombre de féministes aujourd’hui sous prétexte que l’on y parle chiffons, cuisine et amour.
Dans ce « magazine de bonnes femmes », à l’époque, elle incitait les femmes à se « libérer » comme on disait alors, par le travail ou les études, c’est-à-dire : à acquérir une indépendance financière, pour s’affirmer. Et pour écrire ces articles, elle n’avait pas besoin de mettre des godillots de chantier…
Nadia Khouri-Dagher est une journaliste-reporter franco-libanaise. Son site : au-coeur-du-monde.com
