Le hiatus camerounais


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Au cours d’une conférence récente à Paris, un monsieur posait une question très directe à l’assistance : « Comment un peuple aussi brillant que celui du Cameroun peut-il être pris en otage par une bande de crétins ? » Le ton n’aurait pas déplu à Mongo Béti, son regretté ami et auteur de Main basse sur le Cameroun ! Il est vrai qu’il y a quelque chose de surréaliste à voir un homme qui a fêté ses 80 ans tenir aussi facilement les reines du pouvoir depuis plus de trois décennies dans ce pays. Ce journaliste qui n’est pourtant pas un innocent, auteur de plusieurs ouvrages plein d’esprit et de vigueur, venait de commettre un acte de pure complaisance à l’égard des Camerounais. Le propos ici est de discuter l’idée de Marcel sur l’éclat supposé de ses compatriotes, et d’avancer que ce peuple qui dispose objectivement d’un certain nombre d’avantages, tarde à manifester une véritable compétence morale sur les affaires les plus urgentes le concernant.

Une série de questions élémentaires attend d’être posée, et les Camerounais n’y ont pas encore misé le moindre sous. En voici quelques exemples. Pourquoi est-ce que le destin d’un pays comme le Cameroun, à l’âge qui est le sien aujourd’hui, se joue-t-il nécessairement dans la politique ? Pourquoi est-ce que dans l’éducation des jeunes Camerounais, aussi bien à l’école qu’à la maison, la question politique est-elle radicalement absente ? Pourquoi ne suffit-il pas à un Homme de prouver son attachement à son pays, par un soutien moral ou matériel à sa famille ou à sa communauté d’origine ? Pourquoi est-ce que, malgré la force de séduction de la logique tribale ou ethnique, œuvrer dans ce sens-là n’est pas faire de la politique ? Pourquoi, en définitive, est-ce que le citoyen moyen est-il obligé de prendre parti dans ce qui se passe au Cameroun aujourd’hui ? Sans un marché d’idées ouvert et concurrentiel, il n’y a aucune chance de voir naître une compétition politique – sans parler de démocratique – digne de ce nom. Le processus de rationalisation politique dont le pays a besoin attend l’avènement de cette place. Les gouvernants étant désignés – sociologiquement parlant – par tous, pour faire un travail qui, techniquement, ne peut être fait que par quelques professionnels, le naufrage du Cameroun engage la responsabilité de l’ensemble des Camerounais. Ceci n’est certes pas agréable à observer, mais c’est une vérité de sens commun. Les Camerounais ont abandonné depuis longtemps l’interrogation sur la raison de la politique.

S’intéresser à la politique, y investir, est-ce au nom de cette quête métaphysique dont parle Machiavel, lorsqu’il dit que « la politique est l’activité qui élève l’Homme au plus haut de l’échelle sociale, puisqu’elle lui permet, tel un dieu, de bâtir l’empire » ? Pour quelques uns, oui ; pas pour le plus grand nombre. Les Hommes s’occupent depuis longtemps des affaires politiques pour des raisons plus prosaïques : ils tentent de construire l’instrument de leur liberté. Puisque, comme le rappelle Hegel, le but de l’Homme est d’être libre, celui-ci a besoin du cadre irremplaçable où cette liberté se réalise avec les autres Hommes : l’Etat. Le Grec Platon dit que l’Etat doit sa naissance à l’impuissance où se trouve l’individu à se suffire lui-même. Dans un contexte comme celui du Cameroun, où tout est à recommencer, les hommes et les femmes ne peuvent pas raisonnablement continuer à se moquer aussi massivement du fait politique, sans courir le risque d’approfondir l’impossibilité qui frappe la vie dans leur pays. L’Etat n’est pas seulement le système des institutions du pays, ou encore la personne morale qui envoie les fonctionnaires pistonnés en mission à l’étranger. L’Etat est surtout la scène où joue la Nation ; c’est « l’Esprit du peuple » de Hegel. Au Cameroun, il n’y a pas de scène et il n’y a pas d’actrice. Pour une actrice, on peut monter une scène ; et lorsqu’on dispose d’une scène, il n’est pas très difficile de faire venir une actrice. N’ayant ni scène ni actrice, il appartient aux Camerounais de concevoir le spectacle dans son entier.

Un pays ne se développe pas, en particulier au plan politique, au gré d’une simple accumulation de talents individuels dans les domaines les plus variés de la technique ou de la science. Lorsque des nations se sont développées, il y a toujours eu en leur sein des Hommes qui se sont acharnés à le rendre possible. Ces Hommes-là ? qu’ils procèdent de la science, de l’économie, de la politique, de l’art, de la religion ou de la morale ? évoluent sur ce qu’on appellera le terrain principal. Le terrain principal est le lieu symbolique où les enfants d’une nation ambitieuse viennent verser leur contribution à la résolution du problème de civilisation qui se pose. Au Cameroun, la question est de créer les conditions d’une conversion de la culture dominante : de l’instrumental pur au qualitatif, c’est-à-dire à l’historique, au politique, à l’éthique. Les choses ne vont pas de soi, ici. Il y a une volonté à manifester, une décision à prendre : contribuer ou non au programme de rupture avec le régime ? entendu psychiquement, socialement, institutionnellement. Pour cela, les hommes et les femmes qui disposent d’un peu de moyens doivent se soucier du long terme dans leurs actes d’aujourd’hui. Ce souci de l’avenir confine à la vertu, à l’intérêt passionné pour le bien public. Montesquieu donne une définition satisfaisante de la chose. « La vertu, c’est l’amour de la République ; c’est un sentiment, et non une suite de connaissances ; le dernier homme de l’Etat peut avoir ce sentiment, comme le premier. » C’est bien l’existence de cette passion de la res publica, au moins parmi les couches dirigeantes, qui permet à un pays d’avancer ; pas autre chose. Le Cameroun l’a expérimenté par le passé. Le basculement date de la dernière période. Le grand sociologue français disait ceci, au sujet de la méthode que pratiquent les dirigeants Camerounais : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied, et cueillent le fruit. »

Il existe un génie camerounais, qui fait malheureusement défaut sur le terrain principal. Pourquoi ? Parce qu’il y a un prix à payer pour y accéder, et ce prix peut être lourd. Parce que rompre avec le mainstream c’est ébranler l’ordre ; c’est confondre le plus grand nombre, c’est jouer dans la minorité. C’est signifier aux gens, d’une façon ou d’une autre, qu’ils se trompent. Expérience périlleuse, quel que soit le lieu quelle que soit l’époque. Voyez ce qui est arrivé à Socrate, à Jésus, à Bruno et à bien d’autres ! Il faut être animé d’une conviction transcendante, avoir une inclinaison absolue pour le modèle à venir, pour se décider de participer au terrain principal. L’investissement ici ne se fait pas incidemment ; il est conscient et déterminé. Toutes les voies peuvent y mener, seulement il faut en payer le prix. Qui se souvient que John Locke, l’auteur des Deux Traités sur le Gouvernement Civil, fut un médecin de formation ? Et Isaac Newton, qui s’éloigna en quelque sorte de la physique, pour participer à la fondation de la Franc-maçonnerie, dans le but de réformer le monde dans lequel il vivait. Et l’abbé Sieyès, qui abandonna les ordres pour aller aux Etats généraux. Qui, parmi les membres de l’establishment du Cameroun, a envie de payer le prix ? sa carrière politique, et des soucis à sa famille ? que l’aristocrate Alexis de Tocqueville a misé pour promouvoir l’avènement de la démocratie en France ? Et Spinoza alors, qui se consacra aux études durant toute sa vie dans la pauvreté, et offrit au monde un nouveau paradigme philosophique.

A mesure que les Hommes exercent leur responsabilité morale sur les affaires de leur pays, il devient de plus en plus difficile à des aventuriers de prospérer sur le terrain principal de la politique. Les Hommes se soucient ici de leur dignité d’hommes et de femmes avant toute chose. Ce n’est pas encore le cas chez les Camerounais, y compris et même surtout chez ceux-là qu’on qualifie ailleurs de « l’élite du pays ». Leur quête est essentiellement pré-politique. Ils rêvent généralement de se « remplir » plutôt que de s’accomplir. Là se trouve le secret de cette espèce de hiatus qui existe entre l’excellence proclamée des Camerounais et leur inconsistance civique réelle.

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