Le discours de l’araignée par Mustapha Saha, seconde partie


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Mustapha Saha
Mustapha Saha

Métamorphoses.

Quelle mouche a piqué Friedrich Nietzsche pour qu’il me fasse allégorie de l’éternel retour ? Il me piste. Il me guette. Il me scrute. Il m’épie. Il m’attribue tous les rôles, bénéfiques et maléfiques. Il m’affuble de tous les vices. Il me gratifie de toutes les vertus. Il tatoue de mon signe le front du juge. Je suis, à ses yeux, le véritable visage de la justice. Je sème le ciel d’orages de la vengeance. J’arrache les masques des hypocrites, des opportunistes, des arrivistes. Je débusque les envieux, les cupides, les vaniteux, les perfides, les rapaces, les sordides. Il me qualifie d’araignée venimeuse, tapie dans ma caverne, calomniatrice du monde, allumeuse de bûchers. Il prétend savoir mes transformations, mes métempsychoses, mes anamorphoses, mes mutations, mes transfigurations, mes transmigrations. Il me flatte. Il m’exorcise. Il me parabolise. Il me romantise. Il me transmute en métaphore. Il me défie. Il méconnaît ma musique ensorceleuse. Il ignore ma danse merveilleuse, ma ronde périlleuse. Dans ma grotte, se dissimulent les sagesses condamnées, les connaissances abandonnées, les rêveries damnées. Je transparais en filigrane sur chaque page de ses livres. Je glisse entre les lignes. Je me couvre de couleurs phosphorescentes. Je suis l’éternel retour. Je suis le présent perpétuel. Je suis sa succube, sa dragonne, sa démone. Il fulmine. Il tempête. Il invective les dieux. Il les trucide. Je tisse inlassablement ma toile. Par une nuit orageuse, embrasée d’étoiles filantes, de comètes rutilantes, Friedrich Nietzsche prend d’assaut mon repaire. Je le mords au doigt. Il revient à la charge. Il veut s’accaparer mon secret. Je n’en fais qu’une bouchée.

J’existe depuis l’origine du monde. J’ai connu les dinosaures, les baluchithères, les mammouths des steppes, les ours des cavernes, les bisons des steppes, les mégacéros et toutes les créatures disparues et tous les mammifères pérennisés par la nature. Les chinois ont retrouvé des fossiles de mes ancêtres, des araignées géantes du Jurassique, de cent quarante millions d’années. Je me décline en cent mille espèces vivantes, tisseuses et non tisseuses. Les scientifiques n’ont recensé que la moitié de mes configurations. Je suis la plus grande prédatrice d’insectes nuisibles. Je suis prophylactique. Je suis préventive. Je suis curative de la planète. Je suis la mémoire des temps révolus. Je prolifère dans des milliers avatars. J’échappe au filet du temps. J’évolue dans la durée, sans début, sans fin. Ovide, dans ses Métamorphoses, reconstruit mon histoire à l’aune hellénique. Il me confronte à la déesse grecque de la guerre et de la sagesse. Ils me victimise. Il me coule dans le personnage d’Arachné, une tapisserie surdouée. Les nymphes désertent leurs lacs et leurs bois pour admirer mes ouvrages. Je refuse, par orgueil de pauvre, la tutelle d’Athéna. Je la défie dans un concours. Elle représente les dieux dans leur omnipuissance et leur majesté. Je décris les amours divines. Je dévoile leur luxure, leur débauche, leur lubricité, leur intempérance. Leur impudicité, leur salacité. Athéna, entre deux combats sanglants, n’a qu’un passe-temps plaisant, tisser une petite draperie pour le toilettage de sa chouette adorée. Je la déleste de son expertise. Elle se met dans une terrible colère. Elle lacère mon œuvre. Je me pends à une corde suspendue au plafond. Elle est prise de remords. Elle me rend la vie. Elle me transforme en araignée. Elle me condamne à broder des toiles translucides et soyeuses jusqu’à la fin des temps.

Mon mythe, consigné dans les grimoires, remonte à l’époque archaïque des rivalités entre artisanat grec et artisanat d’Asie mineure. Pline l’Ancien me donne une ascendance lydienne dans les provinces d’Izmir et de Manisa de l’actuelle Turquie. Le poète Nonnos de Panopolis fait de moi une princesse perse. Je suis associée par d’autres chroniqueurs au devin aveugle de Thèbes, Tirésias, qui garde le don de prophétie jusqu’aux Enfers où Ulysse se déplace pour le consulter. Je suis sa confidente. Tirésias accablé des pires malheurs. Transformé en femme après avoir tué la femelle d’un couple de serpents entrain de s’accoupler. Il ne reprend son genre masculin que sept ans plus tard après avoir tué le serpent mâle. Tirésias rendu aveuglé par la cruelle Athéna parce qu’il l’a épiée entrain de se dévêtir pour prendre son bain. Nous avons cette rancœur en commun. Tant de philosophes me pensent. Tant de poètes me chantent. Tant de mauvais esprits me vilipendent. Je suis gardienne des nitescences stellaires, des soirées crépusculaires, des éclipses solaires, des visions spéculaires.

Ecritures.

Le discours de l'araignée par Mustapha Saha
Le discours de l’araignée par Mustapha Saha

Je suis l’écriture. Je suis la calligraphie. Je suis l’âme des poètes. Je suis l’aura des mages, des devins, des oracles. Des pensées inimaginables, des prosodies insoupçonnables surgissent de mon arantèle. Je suis la sentinelle des songes. Je suis la muse. Stéphane Mallarmé me perçoit éblouissante sous les étoiles. Il se baptise poète-araignée. Je suis le fil d’Ariane de Paul Valéry. Je suis Clotho, la fileuse des destins. René Char me voit rayonnante dans la nuit comme un soleil. Je trace en pesanteur ma route dans le firmament. Je suis le masque toujours changeant. Chacune de mes apparitions est un masque. Je suis dionysiaque. Le masque, la ruse, la dissimulation, le stratagème, le subterfuge, la simulation sont des lois de la nature. J’en fais mes préceptes. Je suis le mal et son contraire. Mon poison est un élixir, un électuaire, un antidote. Les poètes se régénèrent de mon nectar. Je tais mes mystères. Les philosophes portent des masques de prophètes. Ils se sacralisent. Ils se divinisent. Ils scandent leurs mots comme des sentences. Ils vaticinent. Ils présagent. Ils disparaissent. Leurs paroles au loin les suivent. Ils occultent leur existence. Ils effacent leur vie. J’oppose au masque de la philosophie la philosophe du masque. Les philosophes ne sont que des concepts. Gilles Deleuze est un masque. Michel Foucault est un masque. Jean Baudrillard est un masque. Jacques Derrida est un masque. Jean-François Lyotard est un masque. Jean-Luc Nancy est un masque. Je les ai connus. Je les ai fréquentés. J’arpente leurs sillages. Ils ne pensent qu’à leurs livres. Rattrapés de leur vivant par leur postérité. Des concepts errants dans la sensation du déjà vu. Le marketing fructifie leurs simulacres. Socrate est le premier démiurge de la déchéance humaine. La vie mise en accusation par l’idée, jugée par l’idée, condamnée par l’idée, châtiée par l’idée, rachetée par l’idée. L’être arraché à la nature, dépossédé de sa propre nature. Les socratiques culpabilisent l’existence. Ils la dénaturent. Ils la moralisent. Ils la politisent. Ils la dépouillent de ses valeurs essentielles, indispensables, vitales. Ils font de la vie une faute, une douleur, une tourmente, une pénitence, une malédiction. De ma grotte, j’observe les guerres, les génocides, les ethnocides, les liberticides, les destructions massives, les boucheries humaines. Je remets sans relâche mon ouvrage sur le métier. Je tisse ma toile jour et nuit. Je purifie la terre.

Je suis l’excellence et l’ambivalence. Je suis la finesse et l’opulence. Je suis l’indolence et l’insolence. Les livres sacrés m’énigmatisent. Je murmure à l’oreille des visionnaires. Je magnifie leurs stances et leurs versets. Je suis leur égérie clandestine. Je suis la voix intérieure des nabis, des prédicateurs, des déclamateurs, des rhéteurs, des harangueurs, des missionnaires, des sermonnaires, des divinateurs, des transmetteurs de vérités étranges venues des limbes cosmiques. Je leur fournis la soie des mots. Vérité de l’ineffable. L’enjeu, la croyance uniquement fondée sur la confiance. La foi écarte d’emblée la critique. La foi s’éprouve et ne se prouve pas. La fides et sa déclinaison foedus suggèrent un pacte inviolable, une alliance intangible. Je suis la gardienne du temple.

Je chois pour mon gîte les cavernes, les souterrains, les ruines, les catacombes, les enfoncées introuvables, les hypogées invisitables, les alvéoles imprenables, les mausolées des saints. Les cultures africaines me révèrent. Je suis Anansi, préparatrice de l’argile primordiale, réceptrice du souffle initial. Je suis l’archange ailé, régulateur du temps, aspergeur de rosée. Dans les montagnes atlassiennes, je suis le métier à tisser, relieur du ciel et de la terre. Le philosophe n’est-il pas une araignée du réel et de l’irréel, du l’existentiel et de l’immatériel, de l’imaginaire et de l’extraordinaire ? Ne prend-t-il pas les connaissances au piège de sa toile conceptuelle ? Emmanuelle Kant me compare à l’âme siégeant au centre du cerveau, dans un endroit d’une petitesse indescriptible, une âme, heurtée sans conséquences par les agitations des nerfs, qui se répercute dans les parties lointaines du corps. Je remue les cordages et les leviers de la machine entière. Je suis l’âme sous-estimée du monde.

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Mustapha Saha Sociologue, poète, artiste peintre

Bio Express. Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021).

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Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
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