La Tunisie, la corruption et ses compagnies pétrolières


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Puit de pétrole
Puit de pétrole

Atog, Zenith Energy… Depuis plusieurs années, des compagnies pétrolières sont fâchées avec Tunis qui, avec l’ETAP, a mis en place un système qui fait fuir les investisseurs étrangers.

Après les départs de plusieurs majors opérant en Tunisie, à l’instar de Shell, d’autres compagnies pétrolières ont tenté de résister à l’administration tunisienne. Mais cette dernière a tout fait pour les épuiser. Depuis plusieurs années, la Tunisie n’est plus attractive pour les sociétés pétrolières. Pire, elle fait tout pour les faire fuir. « Parmi les raisons de ce phénomène, on note surtout l’absence de vision et de stratégie, la rigidité du cadre fiscal et législatif, et l’interférence des rôles et responsabilités entre l’ETAP (Entreprise tunisienne d’activités pétrolières, ndlr) et le ministère d’un côté et le ministère et le Comité consultatif des hydrocarbures (CCH) de l’autre », résumait déjà, en 2021, Hamed El Matri, ingénieur et expert de l’exploitation pétrolière, interrogé par La Presse de Tunisie.

Une façon polie de montrer qu’un véritable système s’est mis en place, en faveur de certaines personnes et au détriment des compagnies pétrolières. Et qui est loin d’être nouveau : en 2018, le ministère de l’Energie avait été démantelé après des soupçons de malversations dans le cadre de l’exploitation de la concession pétrolière de Halk El Menzel. Plusieurs directeurs généraux des Hydrocarbures et des Affaires juridiques du ministère, mais surtout le président-directeur général de l’ETAP avaient été limogés par Youssef Chahed. Cinq ans plus tard, rien ne semble avoir évolué. Et lors d’une rencontre avec Dalila Chebbi Bouattour, PDG de l’ETAP, le président tunisien Kaïs Saïd avait déploré les « nombreux dossiers de propagation de la corruption dans ce secteur et plus particulièrement dans cette entreprise ».

Le système pétrolier tunisien, dépendant de la corruption

Mais de quoi parlait exactement le président tunisien ? Du côté de Tunis, difficile d’évoquer l’ETAP à un interlocuteur sans que ce dernier soit gêné. Un autre expert du secteur pétrolier admet cependant, de façon anonyme, qu’il existe un véritable problème : « Pour l’ETAP, il n’y a aucun intérêt à développer la production nationale et à en faire profiter l’Etat. Le seul intérêt est, pour ses administrateurs, d’en tirer des profits personnels », explique-t-il. Ce n’est pas anodin, donc, si la production des blocs pétroliers exploités par l’ETAP a chuté en 2022 de 12 % par rapport à l’année précédente. Mais pour en tirer le maximum de bénéfices, les dirigeants de l’ETAP peuvent surtout s’appuyer sur un système bien rôdé. Dénoncé depuis longtemps par des ONG, comme NRGI (Natural Resource Governance Institute) qui estimait en 2020 que « la procédure d’octroi des titres pétroliers et miniers est très vulnérable à la corruption en Tunisie ». L’organisation avait certainement raison, mais oubliait de s’intéresser à la gestion du secteur, où la corruption est la plus forte.

L’ETAP est la pierre angulaire de ce système. « Avec la complicité du ministère, précise un spécialiste du secteur, les cadres supérieurs de l’ETAP peuvent augmenter leurs revenus grâce à des joint-ventures ». Des joint-ventures sont en effet créés, à 50-50 entre l’ETAP et les sociétés pétrolières étrangères. Mais les participations directes (« working interest ») sont de 55 % pour l’Etat et 45 % pour l’investisseur étranger. Les réserves en pétrole de la Tunisie étant pour la plupart épuisées et le marché n’intéressant plus les majors, les juniors sont aujourd’hui devenues les cibles privilégiées de l’ETAP, pour qui elles représentent une rente importante. Ces fameuses Oil & Gas Juniors sont aujourd’hui plus faibles et doivent respecter les règles du système : embaucher, débourser des fonds pour des réparations et de nouveaux forages… Tout ceci dans l’espérance de maintenir, en contrepartie, des permis fragiles. Mais la vérité, c’est que les maintenances ne sont généralement pas nécessaires et leurs prix sont gonflés par des fournisseurs dont on imagine aisément comment ils utilisent les fonds. Pour les compagnies pétrolières, les bénéfices qui restent à la fin de l’année sont quasi nuls.

Atog, de l’exploitation pétrolière aux tribunaux

L’ETAP et la Tunisie ont ciblé récemment les deux juniors restant dans le pays. D’un côté, la Britannique Atog (Anglo Tunisian Oil & Gas). Lorsque les Indonésiens de Medco ont voulu revendre leur filiale tunisienne, qui avait été achetée à la Canadienne Storm pour 120 millions de dollars, les Britanniques étaient prêts à payer 16 millions de livres sterling pour un large portefeuille comprenant sept concessions : Bir Ben Tartar, Adam, Abir, Bochra, Cosmos, Borj El Khadra, Sud Remada et Jenein. Bir Ben Tartar était le bijou de ce portefeuille, avec sa production de presque 1 000 barils quotidiens et sa capacité de financement, à Genève, par un gros trader pétrolier. À sa tête, Mehdi Ben Abdallah, ex-soutien de Youssef Chahed au sein de Tahya Tounes, avait le vent en poupe. La société d’Anthony Berwick et Jonathan Taylor était même prête, début 2022, à forer trois nouveaux puits, chose unique dans le panorama pétrolier tunisien. Aucune société ne forait effectivement de puits. Mais, mystérieusement, Atog est devenue l’un des ennemis de l’Etat tunisien.

Le ministère et son DGH, et l’ETAP ont tendu un piège à la junior britannique : avec le refus, d’un côté, de l’ETAP de payer les factures ; et de l’autre, un refus, du côté de la DGH du ministère, de délivrer des licences pour exporter le pétrole tout en obligeant Atog à respecter ses engagements de CAPEX. Pris dans une tenaille, Atog a fini par déposer un recours devant le tribunal arbitral de Paris, épaulée par les avocats d’Eversheds Sutherland.

Tunis a alors joué la montre, proposant à la fois un délai et une solution à l’amiable. Résultat : beaucoup de temps a été perdu – une technique connue. De quoi mettre en péril la société, qui avait à l’époque tenté de vendre à Perenco une concession. Le ministère de l’Energie avait alors saboté la vente. « La stratégie de la Tunisie est simple : ‘Tu coopères au système ou on te broie’ », résume notre spécialiste tunisien du secteur pétrolier. Tende Energy PLC a finalement racheté le groupe en difficulté, alors que les deux concessions de Sud Remada et Jenein ont été résiliées.

Zenith Energy se fait voler son pétrole

Cette mésaventure, une autre société l’a également connue : Zenith Energy. La junior canadienne a, au départ, été très bien accueillie en Tunisie grâce à sa volonté de sauver deux filiales de la société canadienne Candax, qui étaient en difficultés financières depuis deux ans. Le ministère et l’ETAP avaient déroulé le tapis rouge à Zenith, mais la période de Lune de miel n’aura duré que quelques mois, face à l’insistance des cadres des filiales tunisiennes de Zenith de tenter de comprendre la comptabilité de la joint-venture et l’usage des fonds de la joint-venture avec l’ETAP, MARETAP.

La vendetta de l’ETAP a débuté lorsque Zenith a acheté la filiale tunisienne du géant chinois CNPC (China National Petroleum Corporation). Si en mars 2021, les achats d’EPZ (Ecumed Petroleum Zarzis) et d’EPT (Ecumed Petroleum Tunisia) étaient passés comme une lettre à la Poste, au moment de l’achat de la CNPC Tunisia, Dalila Chebbi Bouattour, alors directrice financière de l’ETAP, et ici présidente du conseil d’administration de la joint-venture de laquelle la CNPC était propriétaire à 22,5 %, appelée CTKCP, refusa de reconnaître et recevoir les nouveaux administrateurs de la CNPC Tunisia lors de l’assemblée générale, alors même que tous les autres organismes de l’Etat (la CNSS pour les employés et le ministère des Finances pour les taxes) avaient enregistré le nouveau propriétaire et le nouveau nom de la société, CNAOG.

Le ministère des Hydrocarbures s’amusa de son côté, pendant des mois, envoyait des courriers postaux à Pékin, au siège social de l’ex-propriétaire, probablement à une adresse incorrecte, dans une ville de 22 millions d’habitants.

Zenith Energy est rapidement devenue persona non grata dans les locaux du ministère et de l’ETAP. Les autorités tunisiennes tentèrent même un sacré tour de passe-passe pour tenter d’écarter définitivement la compagnie canadienne : le pétrole produit à Ezzaouia et dans les champs voisins de Robana et de El Bibane (toujours propriété de Zenith à 100 %), appartenant en partie à Zenith Energy, a été expédié sur un navire à l’étranger… au profit de l’ETAP, pour un montant de 6,5 millions dollars. Un vol en bonne et due forme. « Les factures ont été modifiées et le ministère ne s’est pas arrêté là puisqu’il a annulé le permis d’Ezzaouia qui était octroyé à EPZ », relate un ancien comptable de la firme. Face à cette situation ubuesque, Zenith a entamé une procédure d’arbitrage à la CCI de Paris pour le recouvrement de la facture de 6,5 millions de dollars. Avant de lancer plusieurs autres procédures, dont une auprès du CIRDI (Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements), une institution appartenant à la Banque mondiale, à Washington, réclamant la somme de 48 millions de dollars.

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