La Tunisie bipolaire de « Sweet home »


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Fatma Chérif

Fatma Chérif, jeune cinéaste atypique, n’est jamais là où on l’attend. Cette fois, la réalisatrice tunisienne filme les particularités de sa société, dans la banlieue huppée de Sidi Bou Saïd. Tout y passe, réunions de famille, tracas quotidiens, l’ivg d’une sœur, la politique, et surtout… Thouraya, le pivot du film, la femme de ménage qui gravite autour de ces histoires. Sweet home est paru en Tunisie cette année. Fatma Chérif est à la recherche de salles qui pourraient diffuser son documentaire en France. Une démarche laborieuse que connaissent nombre de cinéastes africains.

Fatma ChérifPoussée par Fatma Chérif, réalisatrice provocante qu’elle connait bien, Thouraya se livre en abordant des sujets tels que la sexualité, sa sexualité, la religion, les hommes, l’avortement. Des sujets qu’on voit en parallèle discutés par la famille. Autant la conversation de la famille est argumentée, documentée, libre, autant les réponses de Thouraya à ces mêmes questions sont pudiques, maladroites, allusives. Son éducation, et le milieu conservateur dont elle est issue s’imposent même dans sa discussion entre filles. On s’attendrit devant sa candeur et son manque de culture qui l’amène à poser beaucoup de questions, des bonnes questions, qui nous interpellent aussi et donnent à penser. Elle ne s’identifie pas à la vie de ses patrons, franchement pas en adéquation avec ses propres valeurs, mais elle ne porte pas de jugement et s’explique cet écart par la différence du milieu social. Le film Sweet home est un léger cocktail de petits thèmes d’actualité conjugués aux temps de la Tunisie modeste et de ceux des classes aisées. Deux mondes qui se croisent, se contredisent, mais qui se rejoignent sans s’opposer frontalement. Une Tunisie ou s’entremêlent les styles, les tendances, où se côtoient voile et minijupe, et où chacun s’emploie à vivre selon ses principes sans trop se sentir frustré en regardant de l’autre coté. Fatma Cherif survole habilement les sujets sans trop les développer, laissant au spectateur le soin de creuser le sujet grâce aux propos délivrés par les deux bords. Un seul bémol : le spectateur reste un peu sur sa faim. Mais peut être est ce là toute la particularité de Fatma. Elle se livre aujourd’hui aux questions d’Afrik.com :

Afrik.com : Dans ce film, on découvre votre foyer de l’intérieur. N’est-ce pas dangereux de faire entrer les spectateurs dans votre intimité familiale ?

Fatma Chérif
: Non justement, le challenge pour moi, il était là. Je voulais faire parler mon environnement à moi. Sans artifice ni détour, tout en mettant la lumière sur certains aspects inhérents à la société ou évoluent mes personnages. Je ne fais pas de la fiction, donc j’avais moins de liberté d’agir ou d’inventer les personnages.

Afrik.com : en parlant de personnages, on découvre Thouraya, la femme de ménage, en décalage avec le mode de vie de votre famille. Elle ne conçoit pas certains de ses aspects, mais ne se dit pas choquée parce que votre milieu justifierait cette différence. Pour elle, il y a deux mondes, comment fait-elle la distinction ?

Fatma Chérif
: Thouraya fait nettement la distinction entre le milieu modeste et conservateur, et le milieu aisé épicurien et aux mœurs peu contraignantes. Elle le dit très clairement dans le film : « Chez vous, c’est pas comme chez nous ». Nos comportements sont excusés par notre appartenance sociale. Pour autant, cette différence ne la perturbe pas, elle réagit bien et elle a intégré les codes de la famille. Elle se fond totalement dans notre univers et s’accommode de tout ce qu’elle voit sans émettre de jugements, en forgeant sa propre pensée. Ce n’est pas une personne fermée, et elle s’interroge beaucoup. Elle considère notre mentalité plutôt comme une antilogie à prendre en compte dans son apprentissage de la vie. Et ce, sans se sentir le besoin d’imiter ou de changer. Une fois qu’elle franchit la porte de notre maison, elle rejoint son monde, sa propre réalité sociale et familiale et s’y retrouve parfaitement. Elle n’essaye pas du tout de superposer chez elle ce qu’elle voit de nos coutumes la journée. Même si l’influence est là, et elle le dit bien : « j’ai beaucoup appris de tata Khadija ». Je dirais qu’on la touche sans la façonner. Mais ca s’arrête là, ce qu’elle peut admettre chez nous, dans notre sphère, elle ne pourrait l’envisager un instant chez elle ou dans son entourage.

Afrik.com : Vous survolez plusieurs sujets, sans vous engouffrer dedans, laissant Thouraya réagir à vos petites provocations. Sur la sexualité, sa sexualité par exemple, comment raisonne-t-elle ?

Fatma Chérif
: Il y a tout le dogme dicté par sa culture, elle ne le remet pas en cause. Elle vit selon les principes traditionnels, s’est mariée vierge, et ne ressent pas de frustration particulière. Mais, cela ne l’empêche pas de s’interroger. Et elle s’interroge beaucoup. Sur le désir, la frigidité, les performances sexuelles. Elle n’a connu qu’un seul homme et n’a pas d’éléments de comparaison. Elle se demande même si elle n’est pas frigide. Et elle me pose la question. Alors, bien sûr, quand elle me pose la question, elle ne le dit pas comme ca, cash. Que c’est par rapport à ce qu’elle connait de ma vie de femme qu’elle m’interroge. Et c’est bien pour ça que je reviens à la charge. Vous avez raison, je la provoque quelquefois. Je lui oppose clairement le fait que, moi, j’ai eu plusieurs petits copains et je lui rappelle que certains sont venus dormir à la maison. Chose tout à fait inconcevable pour elle et pour une grande partie de la société. Mais elle ne se montre pas choquée, je dirais plutôt intriguée. Elle me demande si tous les hommes sont pareils, si on gagrenait à en connaitre davantage parce que certains sont meilleurs que d’autres. Je commence à argumenter et elle m’arrête. « Non, dis-moi qu’ils sont tous pareil » peut être de peur de perturber sa sérénité et ses convictions.

Afrik.com : Sur la religion en revanche, Thouraya n’arrive pas s’expliquer les raisons de ses actes, comme le jeûne par exemple, elle s’embrouille et ses seuls arguments lui ont été dictés par son entourage où elle les a entendus à la télé. N’est-ce pas là tout le malaise de l’islam de nos jours ?

Fatma Chérif
: En effet, c’est malheureux. L’ignorance pousse aux méprises et aux graves malentendus. L’intégrisme se nourrit de ça, justement. Maintenant, Thouraya est loin de ça. Même si elle n’a pas les connaissances de base pour envisager ce qu’on lui dit ici ou là avec un esprit critique et vigilent. Quand je l’interroge sur le jeûne, elle se l’impose mais ne peut en expliquer les raisons. Pour elle, ça relève plus du rite païen, d’une coutume, que d’un acte de foi. Par contre, Quand elle lance la discussion sur la science et la religion. Elle ne se braque jamais et tout suscite sa curiosité. Mais elle n’arrive pas à argumenter. Malgré ca, elle ne va pas à l’extrême, elle raisonne malgré ses lacunes et va au plus logique. A l’inverse de sa collègue Rafika, a un discours plus excessif, et encore moins rationnel, tout dans le passionnel.

Afrik.com : Paradoxalement, quand il est question de l’avortement de votre sœur, Thouraya explique le processus et les méthodes contraceptives. Elle plaide pour la vie, mais c’est une pratique très courante dans son entourage… C’est là la particularité de la culture de masse qui a intégré l’ivg bon gré mal gré depuis 1973….

Fatma Chérif
: En effet, l’avortement, comme d’autres pratiques imposées par Bourguiba au lendemain de l’indépendance ont été complètement intégrés. Il n’y a aucun doute. La Tunisie est aujourd’hui une exception dans le monde arabe. D’ailleurs, l’autre femme de ménage, Rafika, n’a aucun problème avec ça. Sa mère l’aurait pratiqué à plusieurs reprises.

Afrik.com : une discussion entre vos parents et leurs invitées interpelle. Rien à voir avec Thouraya, elle n’apparaît pas. Il est question d’un militant politique qui fait la grève de la faim et des chiffres de l’abstention qui auraient été manipulés. La présence de cette scène dans un film projeté en Tunisie, signifie t-il que les discussions de ce genre ne sont pas seulement confinées à dans les salons et qu’on peut les rapporter librement en tant que cinéaste ?

Fatma Chérif
: Ces discussions, aujourd’hui, sont des discussions de salon parce que les médias ne s’y aventurent pas, les gens se méfient, et n’en parlent que dans les sphères privées. La liberté d’expression fait défaut. Vous aurez reconnu [dans le film] ma mère qui est une militante engagée et Mme Bouchra, et Mme Salma. Elles sont aujourd’hui réduites aux discussions de salon. Les conséquences peuvent être inattendues et violentes pour moins que ça.

Afrik.com : Et pourtant le film a bien été projeté avec cette séquence à Tunis…

Fatma Chérif
: en effet, la décision de garder cette séquence a été difficile. Je connaissais les risques. Mais je suis quelqu’un d’entier, je n’allais pas amputer mon film parce que j’ai la trouille. Je suis quelqu’un de convaincu qui se mouille. Les gens qu’un rien effraye n’avancent pas. Je ne vous cache pas que j’ai envisagé quelques mauvais scénarios, notamment d’avoir des soucis à l’aéroport au retour. Avec ce qu’on apprend, on devient forcément parano.

Afrik.com : Et finalement ?

Fatma Chérif
: Rien de tout ca. Mais je ne me fais pas d’illusions. Il n’y a qu’à voir les réactions des spectateurs et intellectuels présents. Ils ont zappé la séquence, personne ne l’a relevée lors des questions réponses, alors que c’est revenu dans les discussions en tête à tête.

Afrik.com : L’autocensure ?

Fatma Chérif
: Il ya tellement d’autocensure que la censure de l’Etat n’a plus lieu d’être. C’est une mentalité. Le travail se fait tout seul.

Afrik.com : Et alors, parlez nous des thèmes qui ont fait réagir.

Fatma Chérif
: Principalement la religion. Les réactions ont été plus prononcées lors la deuxième projection, la première s’étant faite avec un public d’intellectuels progressistes de gauche alors que la seconde, c’était vraiment un public hétérogène venu de tous bords. C’étaient majoritairement des croyants qui se sentaient le besoin d’expliquer ou de me faire remarquer que je n’avais pas une connaissance étendue sur le sujet. Mais ce n’était jamais dans l’excès ni l’arrogance. Et ça a concerné le plus souvent le rapport entre islam et religion qui seraient intimement liés, selon eux. Le moins évident pour moi en revanche, c’étaient les remarques concernant mon ascendant sur Thouraya du fait de mon privilège social. Ce qui n’est évidemment pas le cas.

Afrik.com : Où peut on voir votre film ?

Fatma Chérif
: Il a déjà été projeté à Paris, et j’attends des réponses pour le reprojeter en Ile-de-France. Je vous tiendrai au courant !

Afrik.com : Pour conclure, qui est Fatma Chérif et que peut-on lui souhaiter ?

Fatma Chérif
: Ah, c’est très compliqué ! Une femme qui ne se satisfait pas d’être spectatrice et qui n’aime pas l’injustice sociale. Souhaitez-moi de faire un autre film !

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