La tragédie journalistique de Kidal et les Africains


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A la mémoire des regrettés Ghislaine Dupont et Claude Dulon

Une tribune internationale de Franklin Nyamsi
Agrégé de philosophie, Paris, France

Quand des êtres humains venus de l’Etranger viennent perdre leurs vies dans un pays africain parce qu’ils voulaient contribuer à faire la lumière sur les drames de ce pays devant l’opinion mondiale, il appartient aux habitants dudit pays, de ladite région, voire dudit continent hôte de méditer profondément sur la tragédie d’un tel sacrifice. Que faire pour que ceux-là aussi, ceux-là encore, ceux-là surtout, ne soient point morts pour rien ? Il y a d’abord la question de la responsabilité, qui peut frôler celle de la culpabilité des hôtes. Ceux qui meurent pour nous informer et informer le monde de ce qui se passe chez nous-mêmes ont-ils suffisamment été accueillis, encadrés, accompagnés et respectés dans leur précieux labeur ? Il y a ensuite la question de l’engagement des hommes et femmes de presse, mais aussi des intellectuels et politiques africains pour la liberté d’information et d’expression. Les sociétés africaines actuelles ont-elles suffisamment pris conscience de l’importance de la publicité des idées pour la consolidation des frêles civilisations démocratiques qui émergent sous les tropiques ? Il y a enfin la question des leçons à tirer des sacrifices consentis, trop souvent consentis par des non-africains pour informer et édifier, en guise de spécialistes, les Africains sur ce qui se passe en Afrique. Au moment où Ghislaine Dupont et Claude Verlon se font assassiner à Kidal, parce qu’ils voulaient nous informer de la complexité du conflit malien, que font les journalistes intellectuels, les intellectuels africains et les politiques africains ? En soulevant ces trois questions, je voudrais par la présente tribune appeler à une réflexion sur la responsabilité citoyenne de la presse et des intellectuels africains dans la réverbération des tragédies de l’Afrique contemporaine. Le lâche assassinat des envoyés spéciaux de RFI le 2 novembre 2013 à Kidal ne peut être passé par pertes et profits dans une société africaine qui se voudrait franchement humaine. Ce drame requiert d’utiles résolutions et de nouveaux engagements pour un autre futur africain possible.

Est-il franchement étonnant que ce soit en Afrique que RFI ait perdu, de 2003 à 2013, Jean-Hélène, Ghislaine Dupont et Claude Verlon ? Est-il étonnant que l’Afrique soit le continent des assassinats de Norbert Zongo, de Bibi Ngota, de Philibert Chebeya, et de bien d’autres acteurs du monde de la presse ? Un faisceau de fait témoigne pour la thèse de l’allergie d’une part importante du continent africain à l’expression libre des idées, à la circulation de l’information et au travail d’investigation scientifique des enquêteurs civils, ces descendants indirects d’Hérodote que sont les journalistes. Evidemment, les premiers responsables de la répression des journaux en Afrique sont bien souvent les Etats africains, et notamment leurs gouvernements. Une enquête statistique sur la plupart des disparitions de journalistes ou des brutalités commises contre les journalistes le prouve aisément. Fondés bien souvent dans l’illégalité de la force et le mépris des droits humains, nombre de régimes africains appliquent une logique à géométrie variable au monde de la presse, privilégiant leurs griots et réprimant tous ceux qui, par leur travail, sont susceptibles de nourrir intellectuellement la critique sociale des idées, la contestation politique des pouvoirs abusifs et la domination abrutissante des idéologies complaisantes.
Mais, les régimes africains ne sont pas les seuls à souffrir souvent de l’allergie à la parole critique et à l’enquête civile journalistique. Se joignent en chorus à cette tendance rétrograde, des forces sociales venues du domaine des hiérarchies coutumières, mais aussi des autorités religieuses. Les hiérarques de l’ethnie n’hésitent pas, parfois manu militari, à décréter ce que tout ressortissant de leur groupe sociolinguistique peut dire ou ne pas dire, sous peine d’être considéré comme un traître à sa communauté, un renégat de son ethnie. La société est ainsi traversée par des oukases de toutes sortes, assortis de menaces de malédiction, de bannissement, d’agressions mystiques, de ruptures d’alliance, voire même d’empoisonnement ou d’assassinat sans vergogne. Dans la floraison des religions africaines contemporaines, on ne saurait, en outre avoir loupé une étrange émergence d’un leadership politico-prophétique, ténu par des prêtres, imams, pasteurs, occultistes de toutes sortes, qui s’imposent finalement comme acteurs/lecteurs majeurs du champ politique. Comment ne pas comprendre ainsi pourquoi la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo fut l’âge d’or des prédicateurs/politiciens pentecôtisants ? Comment ne pas associer ce qui s’est passé à Kidal à la monstrueuse prétention contemporaine du salafisme international de reformater l’Islam africain, du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest dans le moule du plus abject des obscurantismes ?
On ne saurait clore l’analyse des responsabilités de l’allergie des territoires africains à l’activité journalistique contemporaine, sans s’intéresser aux sociétés civiles africaines en général et aux journalistes africains eux-mêmes, en particulier. Sans tomber dans des caractérisations où la généralisation fait toujours le lit de quelque injustice, on peut se borner à constater l’expansion inquiétante du mépris de l’esprit, de la culture, à travers la réflexion orale, audiovisuelle, publique et écrite. Le livre ne se meurt pas seulement en Afrique par la faute de la télévision et de l’ordinateur. Il faut songer à l’adage « On ne mange pas papier », ou aux quolibets des gens ordinaires sur la faillite des intellectuels africains pour comprendre qu’il n’y a pas que la condamnation de l’inefficacité des diplômés derrière cette affaire, mais surtout un dédain collectivement admis pour tout ce qui ne rapporte pas immédiatement des espèces sonnantes et trébuchantes. Mieux encore, c’est cette ambiance, où comme le disait Marx, l’argent-roi rend possibles toutes les impossibilités, qui a en partie corrompu une presse africaine lourdement paupérisée comme toutes les classes moyennes et populaires du continent, mais aussi rompue à l’art exclusif du risque payant qui confine le travail journalistique aux commandes des donateurs. Dans cette sorte d’ambiance où la connivence biaise la libre expression des idées, en même temps que l’enquête civile libre, les intellectuels africains se sont bien souvent à leur tour engouffrés dans une tour d’ivoire : loin du terrain des tragédies africaines, comme la plupart des journalistes africains, ils accèdent aux drames africains par la procuration exclusives des soldats de l’information venus d’Occident. Or, c’est dans ces conditions de grande solitude que Ghislaine Dupont et Claude Verlon sont justement morts à Kidal. Pendant qu’intellectuels et journalistes africains comptaient sur le journal de RFI pour savoir ce qui se passe désormais au Mali.

II
Intellectuels africains, journalistes africains et actualités africaines

La question de l’engagement des hommes et femmes de presse, mais aussi des intellectuels et politiques africains pour la liberté d’information et d’expression est donc absolument cruciale. Elle soulève en filigrane la question suivante : comment les Africains qui pensent, qui parlent et informent publiquement accèdent-ils aux réalités de l’actualité politique africaine ? On connaît la sempiternelle réponse. L’essentiel de l’information médiatique africaine transite encore par des canaux médiatiques non-africains avant de tomber aux oreilles de ceux qui sont supposés éclairer, penser et panser l’Afrique. Pourquoi cet état de choses persiste-t-il ? Je m’insurge contre la sempiternelle réponse qui déresponsabilise depuis des décennies la presse et les intellectuels africains de ce déficit de dynamisme endogène des canaux d’informations sur l’Afrique en Afrique. Il y a certes le problème des moyens, dans des sociétés dont les Etats sont souvent endettés, dont les budgets sont serrés et bien souvent la gouvernance, fort mauvaise. N’oublions pas que de nombreux Etats et institutions africaines font mentir le fatalisme, telle l’Assemblée Nationale de Côte d’Ivoire actuelle, sous le magistère innovant du président Guillaume Soro, véritable mécène des arts, des lettres et des sciences.
Mais qui niera que le pire des problèmes est surtout celui du manque de volonté politique suffisante des entrepreneurs africains, des journalistes africains, et des intellectuels africains pour s’investir dans la connaissance de terrain des actualités africaines ? Combien d’organes de presse africains ont seulement envisagé de s’organiser pour que leurs envoyés spéciaux prennent des risques comparables à ceux de Ghislaine Dupont et Claude Dulon à Kidal, pour nous ramener l’information palpitante de terrain ? Je doute fort qu’on puisse en constituer une liste substantielle. Tout ceci a donc bien une cause profonde dans l’absence de confiance de nombreux entrepreneurs, journalistes et intellectuels africains, en la capacité africaine de produire l’universalité à partir de l’expérience rationnelle de ses particularités analysées. L’espèce d’aquoibonisme qui veut que ce soit RFI, BBC, CNN, Reuters, AFP, etc. qui aient sans cesse des reporters de terrain, des intellectuels-témoins à travers les grandes tragédies de l’Afrique contemporaine est la signe d’une grave pathologie de civilisation, d’une dépression de la confiance en soi et d’une dépréciation plus ou moins avouée de l’image de soi de l’Afrique parmi les Africains. Comme s’il existait au monde une seule grande nation dont les intellectuels ne se soient pas attelés rigoureusement et courageusement à penser les tragédies pour redéfinir leur avenir. Organisez donc a contrario une de ces foires aux mots dont l’écume intellectuelle africaine raffole, un concert, une fête internationale avec tous les atours de bombance qu’elle comporte. Il y aura afflux de vedettes et de stars de toutes obédiences et disciplines. « Les gens n’aiment pas les gens, mais ils aiment l’argent des gens », dit le chanteur.

Je conclus donc cette esquisse : il y a de la honte, pour les Etats, pour les intellectuels, pour les journalistes et sociétés civiles d’Afrique, à ne pas encore constituer l’avant-garde des investigateurs des actualités heureuses et tragiques de ce grand continent de l’avenir. Nous devons vaincre cette pathologie de civilisation par de nouveaux engagements de la liberté en situations. Je m’efforce pour ma part d’être et de demeurer de ces intellectuels politiques qui considèrent le rapport vivant et suivi avec l’Afrique, l’engagement dans l’analyse quotidienne du vécu des Africains comme une condition essentielle de leur pertinence de citoyens d’Afrique et du monde. C’est ainsi précisément que je revenais d’une semaine de labeur passée auprès du peuple Malien, dans le grand pays de Soundjata qui a vu périr les envoyés de RFI sous la bêtise rampante des obscurantistes. L’assassinat odieux de Ghislaine Dupont et de Claude Dulon ne me laisse donc qu’une amertume éternelle : ils étaient si seuls, face à leurs ravisseurs, au cœur de l’Afrique. Si seuls, désespérément seuls, quand on les trucida. Sans la protection des Etats et soldats africains, sans la compagnie des journalistes et intellectuels africains, sans la compagnie des plus représentatifs de ceux pour qui leur travail était d’une importance inestimable. Oeuvrons pour que jamais plus, de tels serviteurs de la liberté d’expression et de l’accès des Africains à la conscience quotidienne de leurs propres actualités, ne soient abandonnés à une aussi ingrate solitude. Telle est, je crois, la mission éthique que pourrait nous assigner, à nous survivants, la tragédie journalistique du 2 novembre 2013 à Kidal. Et peut-être mériterions-nous du sacrifice terrible de Ghislaine Dupont et de Claude Dulon, en leur disant par nos engagements résolus : requiescat in pace.

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