La menace salafiste malienne et nous, Africains


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Profitant d’une débandade sans pareille des postes avancés de l’armée malienne dans le nord du pays, en même temps que de la crise politique sudo-sudiste, un ennemi d’un genre nouveau se signale aux portes du plus vaste pays d’Afrique de l’ouest. Les 2/3 du territoire malien ont été pris d’assaut par des groupes armés venus du désert maghrébin.

A la faveur des no man’s lands laissés par les crises mauritanienne, marocaine, algérienne et libyenne, le Mali se présente aujourd’hui comme une terre de repli pour va-t-en-guerre de tous poils, mais aussi comme une tentation alléchante de conquête territoriale à ciel ouvert. Peut-on banaliser cet état de choses sans rater une question cruciale pour la compréhension et la mobilisation de l’Afrique contemporaine ? Depuis les années 60, il est vrai que l’Etat malien, issu lui-même de la longue histoire mouvementée des empires ouest-africains et de l’histoire récente des tragiques invasions coloniales arabes et occidentales, a toujours été mis sous pression par les bandes armées du désert. La longue marche du Mali vers l’indépendance, que raconte si bien l’historien[[Séga Boubacar Diallo Séga Boubacar Diallo, « La marche vers l’indépendance », in Notre Mali, 1960-2010, p.5-21.]], fut ainsi confrontée très tôt à la difficile mise en œuvre de l’idée nationale dans un territoire certes rassemblé par la problématique coloniale, mais toujours marqué par la mosaïque socioculturelle de ses peuples. Entre 1960 et 2012, la république socialiste sous Modibo Keita , la république militaire sous Moussa Traoré, mais aussi la république démocratique sous Amadou Toumani Touré, Alpha Oumar Konaré, puis de nouveau Amadou Toumani Touré, eurent à faire face aux irrédentismes du nord. La question Touareg, dans le nord du Mali, fait partie de ces boulets qu’il traîne depuis sa naissance. Non seulement le conflit des modes de vie entre populations nomades et populations sédentaires demeure vif dans ce pays, mais la question de l’identité nationale malienne n’a pas cessé depuis plus d’un demi siècle d’être posée par de nombreux mouvements irrédentistes dans cette région du pays. Fallait-il que cette vieille ligne de fracture s’enrichisse des sédiments du fanatisme religieux ? Le monde ne semble pas avoir vu venir cette configuration nouvelle des choses.

Venons-en donc à l’inouï de l’épisode en cours. Ce qu’il y a d’exceptionnel dans l’occupation du nord malien en cette année 2012, c’est qu’entre les troupes du MNLA (Mouvement National de Libération de l’Azawad), celles du mouvement Ansar Dine, celles du groupe Boko Haram dont les tentacules vont jusqu’au cœur du Cameroun en Afrique centrale, il y a désormais l’affirmation prépondérante d’AQMI (Al Qaida au Maghreb Islamique), sur le fond d’une doctrine politico-religieuse qui s’impose comme cadre mental d’un immense projet de recolonisation tragique des peuples d’Afrique Noire. Cette doctrine, c’est le salafisme[[Mohamed Sifaoui, « Le salafisme en dix questions », Le Figaro du 7 novembre 2009 ; Bernard Rougier, Qu’est-ce que le salafisme ? Paris, PUF, 2008]]. Le projet politique salafiste plus ou moins avoué par ses prêches et ses théoriciens, c’est l’instauration d’un immense califat sous la férule de la loi d’Allah, la Charia, qui serait supposée restaurer, par son amplification et son application mondiales intransigeantes, le retour aux temps anciens, ceux des « pieux prédécesseurs » (Essalaf Essalah) qui auraient reçu et transmis dans sa pureté originelle, la doctrine du prophète Mohammed. Salaf signifie en arabe ancien, ancêtre, premier, originel. Le salafisme est donc la restauration d’une pureté islamique qui mettrait fin à la dégradation issue de la dilution moderniste du message prophétique. Dans sa vision du monde, le salafisme s’oppose à l’humanisme, à la laïcité et à la démocratie, toutes formes culturelles considérées comme consécrations de l’oubli de Dieu. Quel genre d’homme produit cette idéologie ?

Une personnalité profondément manichéenne. Le salafiste se sent porteur d’une tâche de salut, car à ses yeux la faiblesse, la colonisabilité, les défaites des pays musulmans ne s’expliquent que par la perte de cette doctrine originelle qui fait du monde arabo-islamique le centre du monde, des califes qui le font rayonner depuis Mohammed, les gardiens de la révolution d’Allah. Dans la logique salafiste, le monde n’a que trois grandes régions. La région de la Oumma, ou communauté des fidèles, est transfrontalière aux Etats et a vocation à l’unification politique sous un califat mondial. Elle forme le Dar al Islam, la maison de l’Islam. Par opposition au Dar al Islam, est placé le monde des mécréants ou la maison des Impies, Dar al Kofr. Entre ces deux mondes, se trouve le Dar El Harb, la maison de la trêve ou de la guerre. Ainsi s’inaugura la ligne successorale ultra-radicale qui va du prophète Mohammed à Aboubakr, Omar, Othmane et Ali entre le VIème et VIIème siècle après J-C, mais aussi la reprise de leurs califats par l’école hanbalite de Ahmed Ibn Hanbal (780-855), Ibn Taniya (1263-1328), Mohamed Ibn Albdelwahab (1703-1792, co-fondateur du royaume saoudien qui crée le salafisme missionnaire en insistant sur l’inégalité hommes/femmes, le rigorisme social, l’usage public des châtiments corporels comme modèle du droit pénal), jusqu’aux contemporains Hassan al Banna (1906-1949, fondateur des Frères Musulmans égyptiens qui mobilisent le caritatif comme outil de pénétration sociale, induisant une distinction contemporaine entre « salafistes en costards-cravate » et « salafistes en barbe et djellaba », mais aussi jihadistes résolument engagés dans le Dar el Harb). La nébuleuse ainsi retracée, portée dans le monde contemporain par les prêches enflammés et les discours sibyllins de milliers de prédicateurs et d’intellectuels enfiévrés par l’attente messianique du califat islamique mondial, est financée et animée par l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, le Qatar, mais aussi à travers notamment la Ligue Islamique Mondiale, les mécènes arabes du Golfe Persique, les écoles coraniques pakistanaises, et leurs différentes tentacules associatives très actives dans plus de 70 pays du monde.

Que signifie donc l’invasion impériale salafiste pour le Mali ? Qu’implique-t-elle pour l’Afrique qu’elle menace de soumettre à ses oukases ? Une grave menace d’arriération matérielle, mentale et spirituelle. D’abord au cœur de l’Islam africain, se glisse ainsi une profonde blessure morale. L’Islam malien, dont la forte prépondérance soufie est soutenue par la renommée immémoriale des grandes mosquées de Tombouctou, de Gao et de Djenné, est essentiellement contemplatif, poétique, tolérant et humble dans son intentionnalité profonde. Du moyen-âge à nos jours, cet Islam a vécu en bonne entente avec l’animisme, le christianisme et la laïcité implicite de l’Etat malien. Ainsi que le reconnaît du reste Mubarak Ag Mohamed, l’un des responsables du MNLA à Tombouctou, où des fanatiques ont paralysé les travaux de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques Ahmed Baba : « La propagation de l’idéologie soufie parmi les habitants de Tombouctou est l’une des raisons qui les ont poussés à rejeter l’idéologie extrémiste, parce qu’Al-Qaida accuse généralement ceux qui adhèrent au soufisme de Kufr ».[[Voir l’article « Tombouctou rejette Al Qaida », in , 27 avril 2012]] Ainsi, au cœur même de l’Islam, le salafisme a ses impies (Kufr). Donnant si aisément la mort à ses propres coreligionnaires, on peut imaginer son inhumanité potentielle envers les non-musulmans. Suicidaire par essence, il est l’incarnation d’un retour de la terreur aveugle. De même, Abdel Hamid al-Ansari, analyste et universitaire de Tombouctou, regrette que « Ansar al-Din et ses alliés d’al-Qaida aient déformé l’image lumineuse de la religion ».[[Idem, op. cit]]. Mieux encore, il y a le christianisme malien et ses fidèles en ligne de mire, dans les ténèbres qui avancent depuis le nord. Installé de longue date dans ce pays à majorité musulmane et animiste, ce christianisme qui a accompagné la formation des élites administratives, économiques, politiques et intellectuelles du Mali se pliera-t-il sans broncher au diktat des missionnaires du califat salafiste mondial ? Il y a fort à parier que cela n’aille pas de soi, tant il importe ici de rappeler avec Marcel Gauchet[[Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1986]] que si le christianisme est la religion de la fin de la religion, c’est aussi parce qu’il a su se retirer des affaires du monde après avoir cédé au monde, à travers la démocratie, la conscience que seul un régime politique pluraliste, tolérant, efficace et non-violent peut honorer la divinité de l’homme en proclamant l’intangibilité de sa dignité comme personne. Enfin, il y a l’animisme malien, enraciné dans la vision culturelle endocentrique typique des peuples africains, qui considèrent le rapport au tout comme célébration d’une union sacrée, réception et transmission d’un don qui est la générosité même du vivre s’exprimant dans un optimisme lucide. L’Afrique va-t-elle livrer son âme aux fanatiques salafistes ? Il va manifestement falloir que la résistance anti-salafiste au Mali serve de pionnière à toutes les autres. Pourquoi ?

Le salafisme invite au recul dogmatique vers un passé ininterrogé, idéalisé et fantasmé pour masquer la soif de domination. C’est une politique de la mort. Or, le peuple malien est tout entier tendu vers le futur. Le peuple malien bouillonne de vie et de créativité. Le salafisme harcèle les nouvelles libertés et traque les nouveaux droits. Or, le peuple malien, des Indépendances à nos jours, a sacrifié ses meilleures énergies à son plein épanouissement. Je tiens de la lecture des meilleurs historiens et juristes du Mali contemporain, la découverte de l’histoire d’une odyssée de la liberté, dont les 22 dernières années d’expérience démocratique, malgré leurs soubresauts intrinsèques, brillent encore au firmament de l’espérance collective africaine contemporaine. De Tessalit à Bamako, de Kouri à Ségou, de Djenné à Tombouctou, le Mali s’invente comme ses routes nouvelles, comme ses écoles et points d’eau, comme ses barrages en projet. Drapées sur leurs belles et puissantes motos, dans leurs bazins et leur superbe, les femmes maliennes n’aspirent qu’à être par elles-mêmes, artisanes de leur égalité avec les hommes. Les avenues de Bamako, de San, de Ségou, de Mopti, de Tombouctou, de Gao, aspirent à la pulsation d’un monde qui requiert le travail, la justice, la démocratie, la liberté. Mobilisée dans ses associations syndicales, la jeunesse malienne, intrépide à souhait, n’est pas prête à renoncer à ses audaces. Les forces démocratiques de la société politique malienne, bien que paralysées de stupeur par la violence de la réaction autoritaire qui les étrangle, mais aussi par la crise de culpabilité née des procès en mauvaise gouvernance que lui intentent des pans entiers de l’opinion, ne semblent pas davantage prêtes à se jeter aux pieds des nouveaux Caligula salafistes. La déflagration attendra-t-elle longtemps encore ?

Le visiteur du Mali comme de tout autre pays d’Afrique contemporaine ne peut manquer d’être frappé par les forces d’émancipation qui traversent ces sociétés : à l’ouverture culturelle des sociétés africaines aux autres cultures par la mondialisation de l’information et la multiplication des échanges en tous genres, s’adjoint la montée en puissance des jeunes et des femmes, dans tous les aspects de l’activité sociale, économique et politique. Modernes à volonté, les sociétés africaines s’inventent comme leurs arts, en puisant dans l’intarissable richesse des traditions vivantes comme dans l’offre d’intelligence et de créativité du temps présent. Engagées dans des procédures de maîtrise rationnelle du monde physique, social, et mental, les sociétés africaines drainent un puissant désir d’émergence anthropologique qui ne peut qu’être en parfaite contradiction avec l’archaïsme salafiste. Mais comment diantre comprendre que confrontée à un tel défi, la société politique malienne, nous offre aujourd’hui, en lieu et place de l’union sacrée qu’on aurait cru évidente face au péril islamiste, le spectacle sanglant de ses divisions internes dans la lutte pour le contrôle des restes de l’Etat malien ? D’où vient-il que dans une case qui brûle, des querelleurs sourds et aveugles s’acharnent les uns contre les autres, espérant tirer avantage de leur insignifiante mais trop sanglante guéguerre interne ? Il nous faut résolument nous demander si la crise actuelle de Bamako, entre les camps de Kati et de Djicoroni, entre bérets verts et bérets rouges, 1991 et 2012, entre la restauration militariste et la loyauté démocratique, entre le CNRDRE et la CEDEAO, n’est pas en réseau avec la crise de l’Islam, voire de toute la spiritualité intrinsèque du Mali et de l’Afrique. Et si au fond, c’était la confiance du Mali et de l’Afrique en la démocratie qui était résolument en cause ? Affaire à suivre, car me reviennent en mémoire, de façon lancinante, les interrogations du Professeur Eloi Diarra, introduisant il y a peu sa réflexion sur l’histoire politique de son pays natal : « Le Mali est-il mûr ? Le Mali peut-il dire qu’il a « réussi sa vie », c’est-à-dire sa mission auprès de son peuple ? Les réponses sont divergentes. Si l’euphorie béate est condamnable, l’insatisfaction permanente n’est pas davantage constructive. »[[Eloi Diarra, « La vie constitutionnelle et politique du Mali depuis l’indépendance. Cinquante ans…et après ? », in Notre Mali, 1960-2012, pp.29-73 ]]

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