La jungle parisienne


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Mustapha Saha
Mustapha Saha

La capitale française bascule dans la jungle urbaine. Dans le quartier historique, culturel où nous résidons, chaque fois que faisons des courses dans un magasin labélisé bio, des gaillards déglingués, hallucinés, le regard hagard, surgissent sans sommation, s’emparent de bouteilles de vin et de bocaux de miel, menacent les caissières, s’en vont en crachant par terre et en insultant les passants. Quand un besogneux vole sa nourriture, sous les yeux effarés des clients, il rappelle à la société qu’il n’y a pas de droit à la propriété privée face à la faim. Devant les supermarchés, des mendiants, écroulés par terre, n’ont plus la force de tendre la main.

Aux sorties de certains métros, des revendeurs de cigarettes à la sauvette, des maraudeurs, des chapardeurs, des dealers, des traficoteurs en tous genres. Des scènes de plus en plus nombreuses, de plus en plus provocatrices. Des milliers de sans-logis dorment dans la rue. Paris, avec ses chaussées  éventrées, ses pistes cyclables périlleuses, ses trottinettes enragées, ses pollutions endémiques, ses rôdeurs désorientés. Sur les quais de la Seine, les derniers bouquinistes ne vendent plus des livres d’occasion, mais des babioles chinoises, des bricoles pour touristes désargentés.

D’après les statistiques officielles, les crimes et délits sont en hausse constante. La quasi-totalité des indicateurs de la délinquance en 2022 sont en augmentation par rapport à l’année précédente. Les coups et blessures sont en progression de 24,6%, les cambriolages de logements en progression de 25,5%. Le trafic de stupéfiants croît de 21,6%, l’usage de stupéfiants de 37,8%. La peur s’instrumentalise politiquement et commercialement. La peur culpabilise pour assujettir. La peur paralyse. La peur du Covid provoque la résignation aux mesures liberticides. Se conforte un sentiment d’impuissance, d’étiolement, d’apathie. La société fonctionne à l’envers. C’est le sentiment d’insécurité qui crée le climat d’insécurité et non l’inverse. Les images spectaculaires de violences diffuées à longueur de temps par les télévisions maintiennent les spectateurs hypnotisés dans l’obscurantisme, l’ignorantisme, l’ilotisme. La peur se manipule comme émotion forte. Le marketing s’en empare comme ressort publicitaire. Il n’est plus une minute où le bruit de la ville n’est troublé par les sirènes hurlantes de la police. Une police plus préoccupée de mater les manifestations populaires. Police partout, sécurité nulle part. Le stress post-traumatique s’utilise comme technique de persuasion. Des publicités pour désinfectants montrent des surfaces monstrueusement infectées par des bactéries pathogènes. L’horreur est à la fois rebutante et fascinante.

La crise covidaire plonge des pans entiers de la population dans l’indigence. La précarité gagne les classes moyennes. L’inflation lamine le pouvoir d’achat des plus modestes. Des millions de personnes survivent dans des conditions indignes. Le taux de pauvreté dans trois arrondissements de Paris dépasse 20% et atteint 17% et 15 % dans deux autres.  Dans certains secteurs de Belleville, la pauvreté monte à 48% (Observatoire des inégalités, Rapport sur la pauvreté 2022 – 2023). Pour Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, la France connaît un recul sans précédent dans la lutte contre la misère. « Le fait de mal s’habiller, de ne pas avoir le bon accent, d’habiter une zone de mauvaise réputation entraîne une ostensible pauvrophobie, des discriminations au quotidien ». Plusieurs études des banques alimentaires pointent l’augmentation spectaculaire des nécessiteux, trois fois plus de demandes en dix ans. Des populations de plus en plus diverses, des chômeurs, des retraités, des parents au foyer, des intérimaires, mais aussi des smicards, des étudiants, des artistes. Au total, 2,4 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire. « Les différentes crises économiques et sanitaires se sont traduites par cette marée lente du recours à l’aide alimentaire qui n’a jamais reflué ».

La France est le premier pays agricole en Europe et le troisième exportateur mondial de produits agroalimentaires, deuxième producteur mondial de céréales mélangées, cinquième producteur mondial de blé, sixième producteur mondial de céréales entières, maïs, orge, sarrasin, triticale, deuxième producteur mondial de vin, troisième producteur mondial de lait, cinquième producteur mondial de blé,  septième producteur mondial de sucre, premier producteur mondial de chanvre. La France est dans les dix premiers producteurs mondiaux de fruits et légumes, de choux-fleurs, d’épinards, de haricots verts, de colza, de champignons, de truffes, de fèves sèches, de graines de lin, de graines de tournesol, de moutarde, d’abricots, de pommes, de kiwis, de raisins, de betteraves, de poix frais, de pois secs, de myrtilles, d’œillettes, de noix, de noisettes, de chicorées, L’inventaire à la Prévert peut nourrir la moitié de l’humanité. Et pourtant des millions de français crèvent de faim.

Le 1er février 2023, la Fondation Abbé Pierre dresse un terrible état des lieux. La France, sixième puissance économique mondiale, se prévaut de 4,1 millions de mal logés et de 330 000 sans-abri. 12,1 millions de personnes souffrent à des degrés divers de la crise du logement. Un millions de personnes sont privées de logement personnel. 643 000 personnes sont hébergées chez des tiers de manière très contrainte. Un million en surpeuplement dit accentué. 3,5 millions de personnes ont froid. La construction de logements sociaux diminue fortement. « Les prix du logement sont devenus insoutenables pour une grande partie des ménages. L’intensification de la pauvreté se manifeste par un indicateur d’une rare violence, le nombre croissant d’enfants à la rue ».

La réforme des assurances chômages prévoit l’économie de 6,7 milliard d’euros par an d’ici 2027. Des milliards récupérés sur le dos des plus démunis. Des baisses massives de l’indemnisation des chômeurs. Des dizaines de milliards d’euros sont pris dans les poches des familles dépourvues pour être offerts aux nantis sous formes de diminutions d’impôts et de libéralités. La fraude fiscale est estimée à cent milliards d’euros chaque année par le syndicat Solidaires Trésor Public. Des dizaines de milliards sont parallèlement débloquées au profit de l’armée et de la police. Neuf millions d’individus survivent en dessous du seuil de pauvreté. Depuis cinq ans, le nombre de pauvres a augmenté de 400 000 personnes tandis que la fortune des 500 familles  les plus riches est passée de 571 milliards à 1000 milliards d’euros.

La misère matérielle, la crise covidaire, le passe vaccinal, le confinement, le couvre-feu,  le contrôle systématique, la fouille méthodique se répercutent sur la santé mentale. Les états de stress, d’anxiété,  d’angoisse, de dépression, d’agressivité augmentent considérablement. Les études s’accordent sur des troubles majeurs, l’anxiété pathologique, l’épisode dépressif, le trouble de stress post-traumatique, les troubles cognitifs et attentionnels, les crises convulsives, les symptômes psychotiques, les comportements suicidaires.

Dans la morale de la question sociale (éditions La Dispute, 2003), Numa Murard relève la culpabilité des innocents, un transfert de l’échec de l’idéal égalitaire sur les perdants, subjectivement désavoués. Une culture de l’autoculpabilisation. Les pauvres se font endosser la responsabilité de leur situation. Les allocataires d’une aide sociale se retrouvent  en devoir « de gérer le double problème de l’utilité sociale et la de la condamnation morale ». La réforme du Revenu de solidarité active prévoit une contrepartie d’activité de quinze à vingt heures par semaine, créant ainsi une catégorie de travailleurs sous-payés.

La misère et la folie sont liées. Michel Foucault invente l’expression le grand renfermement pour définir la politique royale au XIIème siècle, plus répressive que charitable vis-à-vis des mendiants et des marginaux, inaugurée par la fondation de l’Hôpital Général en 1656 (Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, éditions Plon, 1961). Le contrôle social et la mise à l’écart des déclassés se perpétue jusqu’à nos jours avec des techniques  plus perfectionnées, plus sophistiquées, plus implacables. Le pauvre est toujours considéré comme un pestiféré. Le fou à la Renaissance étonne, inquiète, impressionne. La culture occidentale qui rejette la folie dans la maladie mentale. Pour Michel Foucault, la psychiatrie n’est qu’un « monologue de la raison sur la folie ». Les institutions, les supervisions, les protections, les répressions, les internements, les camisoles de force, les électrochocs, les neuroleptiques  tiennent captives des folies qui ne peuvent jamais être restituées dans leur état sauvage. Le social se sanitarise. La précarité se médicalise. Les pauvres et les fous sont pareillement identifiés à la disqualification sociale.

Paris retrouve son Moyen-Âge, ses bas-fonds, ses cours des miracles. Au détour des rues bourgeoises, des monuments prestigieux, des trimardeurs, des clopinards, des mendiants, des clochards, des vadrouilleurs, des arnaqueurs, des roublards, des écorcheurs, des béquillards. Les passantes et les passants s’interpellent sans cérémonie en plein Saint-Germain-des-Prés. Dans le métro, des avertissements réguliers, des alertes aux pickpockets, détrousseurs aussi  habiles que les coupeurs de bourses d’autrefois. Les voleurs d’aujourd’hui, comme les pendards de jadis, opèrent dans les lieux de grands rassemblements, les foires, les marchés, les églises, les grands magasins, les transports en commun, les concerts à ciel ouvert. Certes, la gueuserie, la mendicité,  le maraudage, le chapardage existent dans le monde. Ils prennent, sous les yeux des parisiens, une accablante visibilité.

« Il est terrible. Le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain.  Il est terrible ce bruit. Quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim. Elle est terrible aussi la tête de l’homme. La tête de l’homme qui a faim. Quand il se regarde à six heures du matin. Dans la glace du grand magasin. Une tête couleur de poussière. Ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde. Dans la vitrine de chez Potin. Il s’en fout de sa tête l’homme. Il n’y pense pas. Il songe. Il imagine une autre tête. Une tête de veau par exemple. Avec une sauce de vinaigre. Ou une tête de n’importe quoi qui se mange. Et il remue doucement la mâchoire. Doucement. Et il grince des dents doucement. Car le monde se paye sa tête. Et il ne peut rien contre ce monde. Et il compte sur ses doigts un deux trois. Un deux trois. Cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé. Et il a beau se répéter depuis trois jours. Ça ne peut pas durer. Ça dure. Trois jours. Trois nuits. Sans manger. Et derrière ces vitres. Ces pâtés ces bouteilles ces conserves.  Poissons morts protégés par des boîtes. Boîtes protégées par les vitres. Vitres protégées par les flics. Flics protégés par la crainte. Que de barricades pour six malheureuses sardines. Un peu plus loin le bistrot. Café-crème et croissants chauds. L’homme titube. Et dans l’intérieur de sa tête. Un brouillard de mots. Un brouillard de mots. Sardines à manger. Œuf dur café-crème. Café arrosé rhum. Café-crème. Café-crème. Café-crime arrosé sang ! Un homme très estimé dans son quartier. A été égorgé en plein jour. L’assassin le vagabond lui a volé. Deux francs. Soit un café arrosé. Zéro francs soixante-dix. Deux tartines beurrées. Et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon. Il est terrible. Le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d’étain. Il est terrible ce bruit. Quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim » (Jacques Prévert, La Grasse matinée in Paroles, éditions Gallimard, 1946).

Jacques Prévert encore. « Couleurs de Paris. Couleurs d’une ville. Couleurs éclatantes et nouvelles pour le voyageur étranger. Couleurs locales et journalières. Couleurs effacées. Oubliées par le citadin fatigué. Couleurs des Paris. Couleurs du temps. Couleurs du temps fantôme. Revenant et bien vivant. Inoubliable. Indifférent. Insouciant. Du temps intact. Invulnérable. Du temps errant. Imperturbablement. Dans la promiscuité de jadis. D’aujourd’hui même. De l’année dernière. Des années prochaines. D’encore plus loin dans l’espace restreint où survivront peut-être les animaux-humains. Couleurs du temps. L’homme aux aguets derrière son pare-brise. L’homme debout sur des clous entre deux pare-chocs. Ne voit que deux pauvres lueurs. Le rouge et vert. La foule exténuée.  Dans la zone blême. Sans mot dire. Se regarde passer. Ballet automatique. Vociférations policières. Coups de sifflets. Troupeaux urbains. Mystérieux îlots. Déclarés insalubres. Couleurs de Paris. Couleurs de Maurice Utrillo. Couleurs de d’Henri de Toulouse Lautrec. Couleurs de Fernand Léger. Couleurs des palissades. Des devantures. Des portes. Des fenêtres. Des terrains vagues. Couleurs du goût du jour. Couleurs de la nuit. Couleurs du mauvais goût. Couleurs de Paris. Couleurs des Tuileries. Couleurs de l’île Saint-Louis. Gris tourterelle. Gris de souris. Couleurs du canal Saint-Louis. Bleu d’outre-mer. Bleu d’outre-terre. Bleu du beau Danube quand le Danube est bleu. Couleurs de la gare Saint-Lazare aux heures de pointe. Gris Acier. Bleu de chauffe. Noir de fumée. Couleurs des quatre saisons de la rue Mouffetard*. Rouge cerise. Jaune citron. Orange. Vert pomme. Rose radis. Couleurs de Paris. Toits verts de l’opéra. Façade rouge du Moulin –Rouge. Pierres blanches du Sacré-Cœur. Le parisien ne voit pas ces couleurs. Il est tout le temps dedans. Image de la misère. Images  du malheur. Le plaisir a bien. Autrefois il était gai. Il était fou. Aujourd’hui il est psychanalytique. Lumières verdâtres. Crispantes. Blafardes. Vacillantes. Livides. Les crêpes flambées au mazout dansent les feux follets du néon. La lune somnambule marche encore sur les toits. Le spectre solaire quelquefois rit aux éclats. On a chassé les musiciens errants. Paris n’a pas été bâti en un jour. Et pourtant Paris pourrait être détruit en une nuit. Couleurs de Paris. Chantier désert. Une pauvre plante verte. Dans une pauvre caisse éventrée. Jette un cri de détresse. De soif. Surgit le vieille femme à l’arrosoir. Sœur de la vieille aux chats. Sœur du vieil homme aux moineaux. Et la plante reprend des couleurs. Et lu crie un vert merci. Couleurs de Paris. De sa musique secrète. De sa détresse muette » (Jacques Prévert et Peter Cornelius, Couleur de Paris, éditions Edita, Lausanne, 1961). Peter Cornelius (1913 – 1970), photographe allemand.

En plein Quartier Latin, en plein Montparnasse, sous les porches d’immeubles haussmanniens, entre enseignes de luxe, des matelas, des couvertures, des sacs de toile bourrés d’inutile friperie, trahissent les hébergés de la nuit. Devant le supermarché à proximité de notre domicile, un homme hirsute, tombé brusquement dans la misère, à cause d’une perte d’emploi peut-être. Au bout de quelques semaines, je ne le vois plus. J’en conclus qu’il est mort. Un autre sans-domicile le remplace. Après quelques mois, il n’est plus. Et ainsi de suite. Tant de vies abrogées. Tant de destinées avortées. L’aumône ne sert à rien. Les charitables s’illusionnent  de bonne conscience et de quelques millimètres carrés au paradis. L’enfer est sur terre. Dans les niches prospères.

Mustapha Saha, Sociologue, poète, artiste peintre

* Voir en illustration le film Rue Mouffetard du réalisateur américain Richard Wolf, acteur principal Mustapha Saha. Accessible sur Internet.

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Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).
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