La fatigue d’Alain Mabanckou


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Le problème avec les Hommes qui disposent d’un talent exceptionnel est qu’ils se donnent parfois le droit de faire n’importe quoi. C’est ce que vient d’illustrer le lauréat du prestigieux prix Renaudot 2006. En un texte inégal et un peu énervé, l’écrivain Congolais Alain Mabanckou livre dans Le Sanglot de l’Homme Noir (Fayard, 2012), sa vision de l’Afrique et des Africains émigrés, de la littérature africaine, et surtout de la nouvelle citoyenneté française à laquelle il revendique d’appartenir. Il dit ça et là des choses très justes, avant de s’égarer dans des logorrhées où il montre comment ce que l’Afrique a de plus brillant est souvent tenté par la facilité, la fuite, la fatuité.

Alain Mabanckou commence, judicieusement, par inviter ceux qui seraient tentés par le découragement, à considérer que « l’histoire africaine reste à écrire avec patience, avec sérénité ». C’est une proposition forte ; un véritable guide pour la pensée et l’action. Détournant Le Sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983) de Pascal Bruckner, il met en garde « ces Africains en larmes alimentant] sans relâche la haine envers le Blanc ». Parce que cette haine recuite est une maladie qui n’aide ni son sujet ni l’Afrique. Au mieux, cette « transe » occupe ses auteurs qui consacrent leur énergie à faire le « bilan des valeurs nègres », comme dit [Frantz Fanon. C’est vrai que les Africains ne peuvent rien construire si, au lieu de s’occuper du présent, ils s’égarent « dans les méandres d’un passé cerné sous l’angle de la légende, du mythe, et surtout de la « nostalgie » ». D’autant que dans l’inconscient de ces « Noirs en sanglots », comme l’affirmait Fanon (Peau noire masques blancs, Seuil, 1952), ils traînent le rêve d’inverser la domination des Blancs en leur faveur : « Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. Il y a de cela longtemps, le Noir a admis la supériorité indiscutable du Blanc, et tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche. »

Alain Mabanckou rappelle quelque chose de fondamental, qui n’a pas fini de soulever des problèmes dans la vie du continent noir et chez les Africains tout court, où qu’ils se retrouvent : c’est dans une certaine mesure le Blanc qui a inventé le Noir, et celui-ci se vit un peu comme le captif de celui-là. D’où cette attente perpétuelle de l’aide du Nord aux pays du Sud, alors même que cette aide est subrepticement le prolongement de la vieille main mise de l’Occident sur l’Afrique ! Le célèbre auteur congolais voit également dans ce sentiment de captivité chez certains écrivains africains, l’origine de la révolte – naïve – qui les conduits à vouloir « écrire sans la France ». Et pourtant, et Mabanckou a raison, « la plupart des écrivains francophones d’Afrique noire, s’ils parlent leur langue maternelle, sont loin de la maîtriser à l’écrit. Plusieurs de ces langues sont demeurées au stade de l’oralité. Les pouvoirs de ces pays devraient au préalable mener une politique linguistique. Dans certains cas, il faudrait commencer par songer à « bâtir » une grammaire, ou à la repenser, à l’harmoniser, si elle existe. Il faudrait instaurer des académies, publier des dictionnaires, créer des journaux, bref, préparer les esprits à passer de l’oralité – à laquelle on réduit d’ordinaire l’Afrique – à l’écriture, et cesser de s’enorgueillir du rôle que joue le vieillard dans la transmission de la culture ». Aussi le prix Renaudot ajoute, toujours à juste titre : « Nous sommes comptables de notre faillite. Nous n’avons pas su trancher le nœud gordien et assumer notre maturité. »

Sauf qu’Alain Mabanckou avait autre chose à dire dans ce livre : une chose bien plus lourde, nettement plus discutable, et qui manifeste une régression de sa part. Il ne s’agit pas de la littérature.

L’écrivain franco-congolais – on le considérera désormais ainsi –, avait une mise au point à faire. Il est Français, parce que ses parents l’avaient été – comme tout le monde et sans le vouloir – au Congo-Brazzaville avant l’indépendance. D’abord, il ouvre son livre sur une citation de Frantz Fanon (Op. cit.), qui était Antillais : « Je suis intéressé personnellement au destin français, aux valeurs françaises, à la nation française. » Puis, dans une curieuse lettre qu’il adresse à son fils, Boris, il dit ceci : « Tu es né ici, ton destin est ici, et tu ne devras pas le perdre de vue. Demande-toi ce que tu apportes à cette patrie la France] sans pour autant attendre d’elle une quelconque récompense. » Et de conclure sa lettre à Boris de cette étrange façon : « Le monde est ainsi fait : il y a plus de héros dans l’ombre que dans la lumière. » Ce n’est pas pour tout de suite qu’un Français dira à son fils né à Brazzaville ou à Pointe Noire ce qu’Alain Mabanckou vient d’écrire au sien ! Il y a quelque chose de déroutant dans la profession de foi française d’un Africain de ce rang. Quitte à aimer la France, ce qui est parfaitement concevable, on s’attendrait à ce qu’un auteur connu et reconnu comme Alain Mabanckou le fasse sobrement. Parce qu’il va de soi qu’Alain Mabanckou est plus utile au Congo et à l’Afrique qu’à la France. Et ce n’est pas forcément le « passé » qui plaide pour cette retenue ; il suffit de consulter un peu l’actualité de la très persistante « [Françafrique ». Non, il n’est pas déplacé pour un « Noir » de faire preuve d’un peu de réserve voire de sa mauvaise humeur à l’égard de l’ancienne puissance coloniale. C’est même le signe d’une certaine vitalité spirituelle. Haïr la France, c’est autre chose – évidemment. Non seulement personne n’y est invité, en plus c’est parfaitement idiot.

Qui imagine un Mongo Béti ou un Wole Soyinka, qui ont pourtant passé des décennies de leur vie dans leur « ancienne métropole », consacrer un livre de 180 pages à batailler avec le Français ou l’Anglais « de souche » pour le convaincre de sa stricte appartenance à la même patrie que lui ? Qui plus est, le « lectorat de raison » étant friand de ce genre de choses, il faut lui servir de longues considérations sur la « noirceur » des mœurs des « Noirs » pour capter son attention, avant de lui asséner qu’on garde la même distance vis-à-vis de ces gens-là que chaque lecteur métropolitain. Dès qu’un Franco-Africain écrit dans le style « je suis intéressé personnellement au destin français », il est sûr de faire un tabac dans l’Hexagone. Mais ce succès est très précaire. Il suffit d’aller le demander à Koffi Nyamyane, ou même déjà à Rama Yade ! Pourtant que ne sont-ils prêts à fournir comme effort pour se faire accepter ! Alain Mabanckou dit comment sa « conception de l’identité dépasse de très loin les notions de territoire et de sang ». Et de situer le rapport entre l’écrivain africain francophone et la France, au même niveau que l’écrivain français de province et le système parisien de l’édition : de la pure attraction quoi. Une dissolution sidérante de l’histoire et du politique. Quel ennui que ces écrivains de la dolce vita ! On préférera toujours un Soljenitsyne, un Camus ou un Pasternak à ces théoriciens de la planque. Là où le drame rôde est le grand écrivain.
Que veut donner à penser Alain Mabanckou à la jeunesse de son pays d’origine, le Congo-Brazzaville, lorsqu’il écrit ceci dans son livre, pour dire comment il devrait bien être considéré comme un Français : « Je m’exprime et enseigne en français, pour les Américains je suis donc naturellement un Français » ? Le traumatisme de la Défaite de l’Afrique est-il à ce point profond que même un auteur de la trempe d’un Alain Mabanckou, éprouve le besoin de jeter ses origines pour se réclamer de la patrie du général De Gaulle ? Décidément, on dirait qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez ces auteurs d’Afrique francophone consacrés en France. Combien ça leur rapporte de se ridiculiser avec une telle délectation ? Qui leur passe cette commande ? On ne voit pas si souvent le Libanais en Côte-d’Ivoire, le Grec au Cameroun ou le Français au Gabon expliquer, au bout de cinq générations de présence de sa famille dans ces pays, comment il est devenu Ivoirien, Camerounais ou Gabonais. Lorsqu’ils sont devenus citoyens de ces pays, ils assument une certaine discrétion à cet égard. Cette pudeur-là a du sens !

Patrice Nganang inviterait les auteurs francophones à « écrire sans la France ». Chose bien compliquée pour beaucoup. Alain Mabanckou lui oppose que la « seule unité de mesure de l’écrivain, toutes langues confondues », c’est le talent. Il ajoute : « En se lançant dans de telles polémiques, les auteurs africains n’escamotent-ils pas le vrai sujet : la littérature ? » Sans prendre parti dans ce débat d’écrivains, on est cependant en droit de se demander à quoi sert le talent littéraire, si finalement on n’a rien de sérieux à dire. Ah pardon, il y a l’art pour l’art ! Alain Mabanckou rappelle lui-même, en page 9 de son ouvrage, que l’histoire de l’Afrique s’écrira avec patience et sérénité : il a mille fois raison. Mais comment cette histoire s’écrira-t-elle, si à chaque fois les meilleurs enfants de ce continent s’empressent de faire bruyamment allégeance ailleurs ?

Alain Mabanckou, Le Sanglot de l’Homme Noir (Fayard, 2012)

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