L’Etat sénégalais doit davantage protéger les enfants talibés (Amnesty)


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Enfants talibés sauvés par la gendarmerie de Coki
Enfants talibés sauvés par la gendarmerie de Coki

Les autorités sénégalaises doivent répondre à leurs obligations et prendre des mesures pour mettre fin aux violations des droits de certains enfants talibés (élèves des écoles coraniques communément appelées daaras), constate Amnesty International dans un nouveau briefing sur la situation des enfants talibés.

– Des dizaines de milliers d’enfant talibés sont obligés de mendier.

– Des enfants talibés vivent dans des conditions insalubres et sont exposés à tous les dangers.

– Les lois sanctionnant la mendicité forcée et les violences contre les enfants doivent être appliquées.

– L’adoption de la loi portant statut des daaras et du Code de l’enfant contribueront à renforcer la protection de l’enfance.

L’exploitation économique des enfants talibés via la mendicité forcée qui constitue une forme de traite, les châtiments corporels qu’ils subissent et leurs conditions de vie difficiles violent leurs droits à l’intégrité physique, à la santé et à vivre une vie sans aucune forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation.

Agir en concertation avec les acteurs

« Le Sénégal s’est engagé à plusieurs reprises à mettre fin à la mendicité forcée des talibés et à améliorer les conditions de vie dans les daaras. Des efforts ont été faits dans ce sens, mais ils restent insuffisants. Le gouvernement doit agir davantage sur cette problématique, en concertation avec tous les acteurs concernés, afin de mettre fin à la souffrance des enfants talibés, » déclare Samira Daoud, Directrice régionale d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.

Les enfants talibés sont confiés – parfois très jeunes -par leurs familles à des maîtres coraniques pour l’apprentissage du Coran. Très présents dans les centres urbains, ils sont souvent forcés à mendier pour leur entretien et celui de leur maître. Il n’existe pas de statistiques officielles concernant le nombre d’enfants talibés. Toutefois, il est estimé qu’il y a plus de 2 000 daaras à Dakar, avec un effectif de près de 200 000 talibés, dont 25% pratiqueraient la mendicité forcée, selon une cartographie de l’ONG Global Solidarity Initiative (GSI) publiée en 2018.

Abus de toutes formes

L’insalubrité de nombreux daaras, et le faible intérêt porté par certains maîtres coraniques au bien-être des enfants conduisent à de graves problèmes de malnutrition et de santé.

« La santé est un gros problème dans les daaras en particulier les maladies de la peau et les soins bucco-dentaires. Souvent ces enfants ont des abcès énormes à la bouche, qui ne sont pas traités, car il n’y a pas de réel suivi de leur bien-être, » témoigne la responsable d’une ONG en charge de la protection des enfants talibés.

Des enfants talibés doivent également faire face aux mauvais traitements de la part de certains maîtres coraniques ou de leurs assistants. Des maîtres coraniques ont confirmé à Amnesty International que la mise de chaînes aux pieds est une pratique courante et appliquée en particulier aux enfants fugueurs pour entraver leurs déplacements.

En janvier 2022, un talibé âgé de 10 ans est mort de blessures au quartier Lansar de Touba, après avoir été bastonné par son maître coranique qui lui reprochait de ne pas avoir su sa leçon du jour. Ces violences restent très souvent impunies, du fait notamment du défaut de contrôle des daaras, de moyens insuffisants pour les services de protection de l’enfance et du statut des maîtres coraniques au sein de la société.

Un système de traite d’êtres humains

« Quand j’étais talibé, l’un de mes condisciples qui était dans le même daara que moi, bégayait et n’avait pas une bonne élocution. Un jour, alors qu’il peinait à réciter, le maître d’école l’a frappé à la tête avec sa tablette en bois. Il est mort deux jours après. Maintenant que je suis plus grand et que j’apporte des soins infirmiers aux enfants, je pense qu’il est décédé d’une hémorragie cérébrale après ces coups, » affirme un ancien enfant talibé.

Le phénomène de mendicité forcée des enfants talibés est basé sur un système de recrutement dans le pays mais aussi au niveau sous-régional - des maîtres coraniques et enfants talibés étant issus de certains pays voisins comme la Gambie et la Guinée Bissau, qui s’apparente souvent à un système de traite d’enfants aux fins de leur exploitation économique. Le Coordonnateur du Projet de lutte contre l’exploitation et la mendicité des enfants talibés (PLEMET), Issa Saka, a révélé en 2016 que le phénomène rapporterait 5,475 milliards FCFA par an aux maîtres coraniques, pour la seule région de Dakar.

Selon la loi relative à la lutte contre la traite des personnes et pratiques assimilées et à la protection des victimes adoptée par le Sénégal en 2005 « quiconque organise la mendicité d’autrui en vue d’en tirer profit embauche, entraîne ou détourne une personne en vue de la livrer à la mendicité ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle mendie ou continue de le faire est puni d’un emprisonnement de 2 à 5 ans et d’une amende de 500,000 francs à 2,000,000 FCFA ». Cette loi est toutefois peu appliquée.

Des programmes de protection de l’enfance insuffisants

Condamnées par le Comité Africain d’Experts sur les Droits et le Bien-Être de l’Enfant et pointées du doigt par les instances internationales et régionales de protection des droits humains pour le défaut de protection des droits des enfants talibés, les autorités sénégalaises se sont engagées dans des programmes de création de daaras modernes et de modernisation de daaras traditionnels et des programmes de retrait des enfants des rues.

Mais insuffisamment conceptualisés et financés, ces projets ne répondent que partiellement aux besoins de protection des enfants talibés comme l’ont confirmé à Amnesty International des acteurs du secteur de la protection de l’enfance.

L’une des raisons de la persistance des violations des droits des enfants talibés est également la non-application des Conventions et lois de protection des enfants et l’absence de cadre réglementaire pour les daaras. Le Sénégal a ratifié plusieurs conventions internationales et régionales qui protègent les droits des enfants comme la Convention internationale relative aux droits de l’Enfant. La Constitution et certaines lois nationales protègent aussi les enfants de la traite et des mauvais traitements.

Un cadre juridique non mis en œuvre et incomplet

Mais ces dispositions ne sont pas dûment appliquées du fait, parfois, des pressions sociales. Le projet de loi portant statut du « daara » qui vise à inclure les daaras dans le système éducatif national a été validé par le Conseil des ministres en juin 2018 mais n’a toujours pas été soumis pour examen à l’Assemblée nationale.  Certains maîtres coraniques qui voient dans ce projet une manière de lutter contre l’islam font pression contre l’adoption de cette loi. Un important projet de Code de l’enfant reste également bloqué du fait de pressions de milieux conservateurs.

Au regard de cet état de fait, Amnesty International recommande des pistes d’actions afin de lutter contre les abus dont sont victimes les enfants talibés et de renforcer la protection de l’enfance. Les autorités sénégalaises doivent notamment établir une cartographie des écoles coraniques et du nombre d’enfants talibés pour comprendre l’ampleur du phénomène, renforcer le financement de ses programmes de modernisation des daaras et de protection de l’enfance, adopter le projet de Code de l’enfant et la loi portant statut du « daara » et faire appliquer le code pénal et la loi sur la traite pour poursuivre les auteurs de maltraitance et les organisateurs de la mendicité forcée.

« Face au drame vécu par de nombreux enfants talibés, nous appelons les autorités à prendre des actes forts en adoptant le projet de Code de l’enfant et la loi portant statut du « daara ». En bravant les réticences conservatrices, elles montreront à toutes et tous qu’au-delà des paroles, la protection de la génération future est une priorité du gouvernement, » déclare Seydi Gassama, directeur exécutif de la section d’Amnesty International au Sénégal.

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