L’avenir de la Libye en suspens : intrigues politiques, puissances étrangères et généraux déchus


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La Libye
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Aguila Saleh en déplacement en Grèce, Khalifa Haftar reçu par le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi et hôte du chef d’état-major pakistanais, un général libyen décédé dans des circonstances troubles en Turquie : à l’approche de la fin de l’année, la Libye apparaît plus que jamais à la croisée des chemins.

Le 24 décembre, le pays commémore son indépendance et la fin de la domination coloniale. Mais, soixante-douze ans après cet événement fondateur, la souveraineté libyenne demeure largement théorique. Depuis le soulèvement de 2011 contre Mouammar Kadhafi, la Libye reste profondément fragmentée, dotée de deux gouvernements rivaux, de deux parlements et même de deux présidents du Haut Conseil d’État. Une dualité institutionnelle devenue l’emblème d’un conflit civil non résolu.

Cette division territoriale et politique se double d’un clivage géopolitique marqué. À l’ouest, le gouvernement d’union nationale (GNU), installé à Tripoli et dirigé par le premier ministre Abdel Hamid Dbeibeh, s’appuie fortement sur le soutien de la Turquie. À l’est et au sud, le maréchal Khalifa Haftar exerce son contrôle militaire aux côtés du gouvernement de stabilité nationale (GNS), basé à Benghazi, et entretient des relations étroites avec l’Égypte, les Emirats arabes unis et la Russie.

Depuis des années, la vie politique libyenne est façonnée par la rivalité d’institutions concurrentes et par des élites solidement installées. Faute de dialogue politique structurant, nombre d’acteurs ont privilégié la consolidation de leur pouvoir, accentuant la fragmentation du pays et réduisant les perspectives d’une réconciliation nationale durable.

C’est dans ce contexte qu’Aguila Saleh, président de la Chambre des représentants siégeant à Tobrouk et figure centrale de la scène politique libyenne, s’est récemment rendu en Grèce. Il y a rencontré le président du Parlement grec, Nikitas Kaklamanis, ainsi que le ministre des affaires étrangères, George Gerapetritis, avant de déclarer « nul et non avenu » le mémorandum maritime signé en 2019 entre la Libye et la Turquie.

La délimitation des frontières maritimes constitue depuis longtemps un foyer de tensions entre la Libye, la Turquie, la Grèce et l’Égypte. L’accord conclu entre Ankara et Tripoli visait à redessiner l’équilibre maritime en Méditerranée orientale, au grand dam d’Athènes et du Caire. Il est désormais également contesté par le Parlement libyen de l’est, souvent aligné sur Khalifa Haftar sans pour autant être entièrement sous son contrôle.

Selon plusieurs sources libyennes, la démarche d’Aguila Saleh s’inscrirait dans une dynamique plus large, liée à des discussions discrètes entre la Russie et la Turquie. Ces pourparlers viseraient à formaliser une répartition des sphères d’influence : Khalifa Haftar demeurerait le « garant de la sécurité » de l’est et du sud, avec la supervision des installations pétrolières stratégiques, tandis qu’Abdel Hamid Dbeibeh pourrait conserver ses fonctions au sein d’un gouvernement d’union nationale remanié, mais au prix d’une autonomie réduite et d’une dépendance accrue à l’égard des soutiens étrangers et des équilibres internes.

Un tel arrangement, s’il voyait le jour, marquerait l’abandon progressif des ambitions de souveraineté nationale au profit d’une fragmentation administrée, stabilisée moins par un consensus libyen que par un équilibre imposé de l’extérieur.

Les mouvements récents des principaux protagonistes semblent confirmer cette évolution. En se rapprochant de la Grèce et en contestant le mémorandum maritime, Aguila Saleh cherche à s’imposer comme un interlocuteur pragmatique et incontournable. Khalifa Haftar, de son côté, consolide son image d’homme fort à travers une diplomatie active : il a récemment rencontré le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi et accueilli à Benghazi le chef d’état-major pakistanais, le général Asim Munir, tous deux maréchaux comme lui.

Pour Abdel Hamid Dbeibeh, principal allié d’Ankara en Libye, les enjeux sont considérables. La concrétisation d’un compromis russo-turc affaiblirait sensiblement sa position. Nombre d’observateurs estiment qu’il s’emploie déjà à verrouiller son pouvoir, une lecture alimentée par le récent crash d’un avion en Turquie ayant coûté la vie au chef d’état-major de l’armée libyenne, Mohammed Al-Haddad, ainsi qu’à quatre de ses collaborateurs.

Mohammed Al-Haddad s’était publiquement opposé à la politique de Dbeibeh visant à intégrer les milices au sein de l’appareil militaire officiel. Des sources proches du dossier affirment que les relations entre les deux hommes s’étaient fortement dégradées peu avant l’accident, nourrissant les soupçons autour de cette disparition brutale.

Alors que la Libye célèbre une nouvelle année d’indépendance, sa souveraineté demeure un champ de bataille symbolique et politique, façonné moins par l’unité nationale que par l’entrelacement complexe des rivalités internes et des ambitions étrangères.

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Ahmed Al Khaled, est un journaliste syrien indépendant spécialisé dans le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Il couvre depuis 10 ans les conflits dans la région et les événements politiques marquants.
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