L’Afrique magique de Hegel


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Patrimoine algérien

L’un des philosophes majeurs de la révolution industrielle, fut un passionné de l’Afrique. A la veille même où l’Europe s’apprêtait à vivre sa plus grande aventure coloniale.

De tous les continents, l’Afrique est celui auquel Hegel consacre le plus grand nombre de pages dans ses « Leçons sur la philosophie de l’Histoire « . Le chapitre africain comprend trois parties : dans la première, Hegel divise l’Afrique en trois grandes entités géographiques, qui sont en même temps des unités spirituelles ; dans la deuxième, il concentre l’exposé sur l’Afrique africaine, c’est-à-dire la seule des parties du continent qui selon lui est purement l’Afrique ; dans la troisième, la fascination – souvent effrayée – de Hegel pour l’Afrique se résout bizarrement en une série déliée de descriptions échevelées, et la pensée de Hegel se trouve entraînée, à travers les phénomènes qu’elle passe en revue, dans une « danse africaine » où il lui est impossible désormais de conserver les ressources synthétiques qu’il a d’ordinaire.

Il y a donc trois Afriques : autour du Nil, l’Egypte forme une partie indépendante, qui est le lien de l’Asie à l’Occident, et que Hegel appelle l’Afrique tournée vers l’Asie ; au nord de l’Afrique, ce que nous appelons le Maghreb tient lieu pour Hegel de la partie européenne de l’Afrique ; le reste, qu’on a parfois appelé l’Afrique Noire, est l’Afrique au sens authentique du terme. Sur cette « Afrique authentique », Hegel ne peut d’emblée s’exprimer que poétiquement :  » C’est la terre d’or plongée en elle-même, la terre d’enfance, qui par-delà le jour de l’histoire consciente d’elle-même est enfermée dans la couleur noire de la nuit « .

Il n’y a pas lieu pour autant de réduire la pensée de Hegel à un cliché occidental de plus sur l’Afrique. Il faut aller y voir de plus près. Pour Hegel, l’Africain n’a pas la catégorie de l’universel, ce qui signifie qu’il n’a pas conçu de grandes objectivités à l’extérieur de sa conscience, comme Dieu ou la loi, auxquelles il se rapporterait à la fois en s’aliénant – j’obéis à Dieu ou à la loi – et en se formant – par la loi ou Dieu, je deviens solidaire, responsable, etc. Par rapport à l’Européen, cela implique un avantage et un inconvénient que Hegel caractérise en opposant religion et magie : dans la religion, la mentalité universelle commence en reconnaissant et en connaissant quelque chose de plus haut qu’elle-même ; pour l’Africain, il n’y a pas de puissance plus haute que l’Homme, et cela se voit dans les ordres que l’Homme donne à la nature par la magie. C’est aussi la différence de Dieu au fétiche : dans le fétiche, l’Homme représente sa propre puissance, mais si le fétiche ne satisfait plus, il est alors impitoyablement rejeté et remplacé. Par ses danses, ses mouvements, ses chants, l’Africain domine la nature, et même la mort, qui n’est pas pour lui une loi naturelle, mais le retour maléfique des ancêtres morts, qu’il est possible aussi de faire taire et de domestiquer par la magie.

La conséquence qu’en tire Hegel est surprenante : en Afrique règne le plus parfait mépris pour l’Homme, dans la mesure où il faut la reconnaissance d’une puissance supérieure à l’Homme pour que l’Homme qui y participe soit lui-même reconnu comme digne de respect. En l’absence d’une telle instance, comme en Afrique, le mépris se traduit par la tyrannie, la vente des proches comme esclaves, les massacres gratuits. On peut en tirer le paradoxe suivant : si l’humanisme consiste à placer l’homme au centre, alors l’Africain réunit l’humanisme le plus parfait et le plus profond mépris de l’Homme. Si au contraire l’humanisme commence avec le respect de l’homme, alors l’humanisme exige que l’homme ne soit plus au centre.

Enfin, Hegel décrit avec une fascination horrifiée les milliers de femmes massacrées à la mort de leur roi, le fanatisme physique des armées se jetant à l’attaque de leur propre capitale… Pourtant à chaque fois, Hegel souligne deux choses : le caractère rituel de ces phénomènes, qui montrent qu’ils sont structurés, et l’absence d’égard pour la vie individuelle. En fait, c’est l’intensité de la vie qui frappe, et le fait qu’à travers ces rituels de mort, il est fait droit autant au souci d’économie qui constitue la vie mais la rabougrit en devenant exclusif de tout autre qu’à la prise en compte de la dépense qui lui est liée. C’est cet équilibre secret entre souci de la vie et prise en compte de la dépense qui fascine l’Européen, et constitue pour lui le mystère de l’Afrique.

Mieux vaut peut-être ritualiser les dépenses plutôt que de privilégier en apparence la seule  » économie de la vie « … et déboucher de façon incompréhensible sur deux guerres mondiales et des massacres sans nom.

Par Yahya Dimashqi

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