L’Affaire Ben Barka, la fin des secrets : Stephen Smith rouvre le dossier empoisonné de la raison d’État


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Mehdi-Ben-Barka photos double
Mehdi-Ben-Barka photos double

Avec L’Affaire Ben Barka, la fin des secrets, publié chez Grasset et cosigné avec le journaliste israélien Ronen Bergman, Stephen Smith se penche sur ce qui demeure l’une des blessures les plus profondes de la Ve République : l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka, le 29 octobre 1965, en plein cœur de Paris. À partir d’archives inédites, notamment des services tchèques et du Mossad, les deux auteurs prétendent enfin raconter, du début à la fin, ce crime d’État aux multiples complices impliquant le Maroc, la France et Israël.

Stephen Smith, une signature des zones d’ombre

Avant de se plonger dans les secrets de l’affaire Ben Barka, Stephen Smith a passé vingt ans au plus près des coulisses franco-africaines et est l’auteur d’un livre référence sur Bokassa. Correspondant de Reuters et de RFI en Afrique de l’Ouest, puis responsable du service Afrique à Libération avant de prendre la tête du département Afrique du Monde, il a suivi guerres oubliées, génocides, coups d’État et diplomaties parallèles.

Auteur d’enquêtes marquantes comme Oufkir, un destin marocain, Bokassa 1er ou Comment la France a perdu l’Afrique, il a construit une partie de sa réputation sur sa capacité à faire parler archives, barbouzes, diplomates et services de renseignement. Aujourd’hui professeur d’études africaines à l’université de Duke, il revient avec Ben Barka à ce point de jonction explosif entre décolonisation, guerre froide et secrets d’État.

Un crime d’États mis à nu

Le livre reprend les questions qui hantent l’affaire depuis soixante ans : qui a donné l’ordre d’enlever Ben Barka ? Sa mort était-elle programmée ? Qui l’a tué, comment, et qu’est devenu le corps ? Là où beaucoup d’ouvrages s’étaient arrêtés sur des hypothèses, Smith et Bergman s’appuient sur de nouveaux documents pour proposer une version précise de la séquence du crime, en impliquant le Maroc, la France et Israël.

Les extraits publiés laissent entendre que Ben Barka aurait été noyé, la tête maintenue de force dans une baignoire, lors d’un interrogatoire dans une villa de la région parisienne, avant que son corps ne soit discrètement enfoui dans une forêt. Les auteurs insistent sur le rôle du Mossad, qui aide les services marocains à localiser l’opposant et fournit appuis logistiques et « planque » en banlieue parisienne, donnant à l’affaire la dimension d’un véritable crime d’États au pluriel.

La France entre complicité et « erreurs » commodes

L’apport du livre ne se limite pas à reconstituer la mécanique marocaine du crime. Il éclaire aussi la part française : policiers impliqués dans l’enlèvement devant la brasserie Lipp, utilisation de truands et de barbouzes liés aux officines gaullistes, connaissance, au minimum a posteriori, par les autorités françaises de la nature réelle de l’opération. Depuis 1965, procédures interminables, archives classifiées, refus d’ouvrir pleinement les dossiers des services de renseignement et non-dits politiques ont nourri l’impression d’un étouffement organisé.

C’est dans ce contexte que prennent tout leur sens les épisodes de remises en liberté, de non-lieux ou de prescriptions qui ont jalonné le dossier. Quand un accusé ou un témoin clé échappe aux poursuites grâce à une « erreur » de procédure, un vice de forme ou une appréciation généreuse des juges, la version officielle parle de simple dysfonctionnement de la justice. Mais pour la famille Ben Barka, pour les militants et pour nombre d’observateurs, ces « erreurs » répétées ressemblent surtout à des formes de protection accordées à des hommes profondément liés à l’appareil d’État de l’époque.

Une affaire d’erreur qui n’est pas sans rappeler la desctruction de scéllées dans l’affaire du juge Borrel, l’autre grand crime non élucidé ou les erreurs des fonctionnaires ont bien arrangé la France

Comment croire à la seule maladresse administrative lorsqu’il s’agit de personnes soupçonnées d’avoir participé à l’enlèvement et à la disparition d’un opposant sur le sol français, dans une affaire où le Maroc et la France avaient, chacun à leur manière, intérêt au silence ? Le livre de Smith ne documente pas une « libération par erreur » précise comme un scoop isolé, mais il donne à voir un système où les failles judiciaires et les lenteurs deviennent, de fait, un bouclier.

Erreur ou protection ?

En reconstituant minutieusement la scène du crime, les responsabilités marocaines et le rôle du Mossad, Smith et Bergman dessinent en creux un paysage où la France a constamment hésité entre vérité et raison d’État. Le résultat, c’est un demi-siècle d’enquête sans corps, sans aveu complet, sans condamnation à la hauteur de ce qui s’est joué en 1965.

Dès lors, la question posée s’agit-il vraiment d’« erreurs » de la part des autorités françaises, ou d’une protection durable accordée à ceux qui ont exécuté Ben Barka avec l’aval de Rabat et la bienveillance de Paris traverse tout le livre. Les auteurs restent prudents dans les formulations, mais leur enquête met le lecteur devant une évidence gênante : si l’on est aujourd’hui capable de raconter avec un tel niveau de détail comment Mehdi Ben Barka a été piégé, enlevé, torturé et tué, c’est bien que les États concernés savaient. S’ils ont attendu six décennies pour laisser filtrer ces éléments, c’est qu’ils ont longtemps choisi le silence plutôt que la justice.

L'affaire Ben Barka par Stephen Smith et Romen Bergman
L’affaire Ben Barka la fin des secrets par Stephen Smith et Romen Bergman

Avec L’Affaire Ben Barka, la fin des secrets, Stephen Smith ne se contente pas de « résoudre » un vieux mystère : il oblige la France et le Maroc à regarder en face leurs accommodements avec le crime politique et à répondre, enfin, à cette question dérangeante : jusqu’où la raison d’État peut-elle aller pour protéger ceux qui ont fait disparaître un homme ?

Zainab Musa
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Zainab Musa est une journaliste collaborant avec afrik.com, spécialisée dans l'actualité politique, économique et sociale du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. À travers ses enquêtes approfondies et ses analyses percutantes, elle met en lumière des sujets sensibles tels que la corruption, les tensions géopolitiques, les enjeux environnementaux et les défis de la transition énergétique. Ses articles traitent également des évolutions sociétales et culturelles, notamment à travers des reportages sur les figures influentes du Maroc et de l’Algérie. Son approche rigoureuse et son regard critique font d’elle une voix incontournable du journalisme africain francophone.
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