Affaire Borrel : trente ans d’une quête de vérité contre la raison d’État


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Le juge Borrel
Le juge Borrel

Le 19 octobre 1995, le corps partiellement calciné du juge Bernard Borrel était découvert au fond d’un ravin, à 80 kilomètres de Djibouti. Trente ans plus tard, l’assassinat de ce magistrat français reste impuni, symbole d’un conflit irréductible entre la recherche de la justice et les impératifs diplomatiques.

Bernard Borrel : un magistrat qui en savait trop

Bernard Borrel avait 40 ans lorsqu’il est mort. Ancien procureur de Lisieux de 1988 à 1994, il était détaché depuis avril 1994 comme conseiller technique auprès du ministre djiboutien de la Justice, Moumin Bahdon Farah. Sa mission officielle portait sur la réforme du code pénal djiboutien. Mais le magistrat s’est retrouvé impliqué dans des enquêtes autrement plus sensibles.

Dans le cadre de commissions rogatoires, il assistait le juge Roger Le Loire dans l’instruction de l’attentat du « Café de Paris », un établissement fréquenté par la communauté française à Djibouti, où une grenade avait fait un mort et dix-sept blessés. Ces investigations l’auraient conduit à mettre au jour des réseaux de corruption et de criminalité organisée au cœur de l’appareil d’État djiboutien.

Quelques heures avant sa disparition, Bernard Borrel avait retiré 50 000 francs en espèces, somme retrouvée intacte à son domicile. Avait-il rendez-vous avec un informateur ? Devait-il payer une source ? Ces questions demeurent sans réponse.

La thèse du suicide : une « machination étatique »

Dès la découverte du corps, les autorités djiboutiennes et françaises ont privilégié la thèse du suicide par immolation. Une version que sa veuve, Élisabeth Borrel, elle-même magistrate, n’a jamais cessé de combattre.

Dans un entretien accordé le 8 décembre à l’association Survie, elle décrit ce qu’elle qualifie de manipulation organisée dès les premières heures : l’acte de décès de son mari a été enregistré à l’état civil djiboutien le 18 octobre entre 22 heures et minuit, alors qu’elle n’avait pas encore signalé sa disparition et que le corps n’a été découvert que le lendemain matin. Pour elle, ce document constitue « le pilier fondateur de la machination ».

Les expertises médico-légales successives, notamment celles de 2007 et 2017, ont pourtant confirmé la nature criminelle du décès. Elles révélaient des fractures incompatibles avec un suicide, mais aussi des traces de coups portés par des tiers. Ce n’est qu’en 2017, soit vingt-deux ans après les faits, que le procureur de Paris a officiellement reconnu l’assassinat de son collègue.

Une instruction entravée

Treize juges d’instruction se sont succédé sur ce dossier de près de 8 000 cotes. Pour Élisabeth Borrel, cette rotation n’est qu’un « moyen technique parmi tant d’autres à la discrétion des autorités françaises pour gagner du temps » et « protéger les auteurs et commanditaires ».

En 1999, Mohammed Saleh Alhoumekani, ancien officier de la garde présidentielle djiboutienne exilé en Belgique, a livré un témoignage capital. Il affirme avoir surpris, au lendemain de la mort du juge, une conversation au palais présidentiel de Djibouti où des proches d’Ismaïl Omar Guelleh, alors directeur de cabinet du président, auraient déclaré que « le juge fouineur est mort » et qu’« il n’y a pas de trace ». Ce témoin clé a lui-même fait l’objet de menaces et d’une condamnation par contumace à Djibouti.

En 2006, la juge Sophie Clément a délivré des mandats d’arrêt internationaux contre deux suspects djiboutiens. Ces mandats sont restés non exécuté. La même juge avait refusé, en 2005, de transmettre le dossier d’instruction aux autorités djiboutiennese. Car elle estimait que cette demande visait uniquement à prendre connaissance de pièces compromettantes pour le procureur de Djibouti.

Le secret-défense, bouclier de la raison d’État

L’invocation répétée du secret-défense a constitué l’un des principaux obstacles à la manifestation de la vérité. Ainsi, les pièces contemporaines de la présence du juge Borrel à Djibouti et celles consécutives à son décès n’ont jamais été déclassifiées.

Djibouti abrite la plus importante base militaire française à l’étranger, pivot stratégique de la présence française dans la Corne de l’Afrique. Toute mise en cause du régime djiboutien risquerait de fragiliser cette alliance. Pour les proches du juge, cette donnée géopolitique explique largement l’inertie des autorités françaises.

En 2014, un événement a porté un coup peut-être fatal à l’instruction. En effet, les scellés de l’affaire sont détruits par le greffe du tribunal de Paris, à la suite de l’inscription erronée d’un « non-lieu ». Parmi ces pièces figuraient une sandale, un briquet et le short du juge, sur lequel des empreintes génétiques inconnues avaient été relevées. Le tribunal judiciaire de Paris a condamné les services de la justice pour « faute lourde » en 2020. Mais le mal était fait, sans les supports originaux, aucune contre-expertise n’est désormais possible.

Élisabeth Borrel  : un combat qui se transmet

Élisabeth Borrel n’a jamais renoncé. Pour elle, « l’assassinat d’un magistrat est une atteinte gravissime à l’État de droit », comparable à celui d’un policier, d’un préfet ou d’un ministre. Elle dénonce des institutions qui « ne garantissent pas l’indépendance de la justice » et une séparation des pouvoirs qui « n’est pas assurée ».

Ses deux fils, Louis-Alexandre et François-Xavier, ont grandi avec ce combat. En octobre 2025, à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de leur père, l’aîné a publié Toi qui nous demeures, un récit intime de cette « tragédie politique ». « On a grandi avec un vide, confiait le cadet à France 3. Mais c’est un vide qui a pris beaucoup de place. »

À Lisieux, une plaque apposée en 2012 sous la fenêtre de son ancien bureau rend hommage au juge Borrel « mort en service ». Un comité de soutien reste actif, « pour que l’État de droit qu’est la France ne soit pas un État fort qui a tous les droits mais un État juste garantissant nos droits fondamentaux ».

Trente ans après, l’affaire Borrel demeure le symbole d’une justice française entravée par la raison d’État. La question posée par Élisabeth Borrel reste sans réponse. La France est-elle prête à lever le voile du secret pour rendre justice à l’un des siens ?

Idriss K. Sow Illustration d'après photo
Journaliste-essayiste mauritano-guinéen, il parcourt depuis une décennie les capitales et les villages d’Afrique pour chroniquer, en français, les réalités politiques, culturelles et sociales de l'Afrique
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