Islam et politique au Sénégal : le pouvoir et les marabouts


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Professeur Ibrahima Thioub
Ibrahima Thioub

De l’ère coloniale jusqu’aux années d’indépendance, le pouvoir au Sénégal, où s’est tenu cette semaine le 11ème Sommet de l’Organisation de la Conférence islamique (OCI), a toujours entretenu des liens privilégiés avec le pouvoir maraboutique, sous les présidences de Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf.

Depuis l’accession au pouvoir d’Abdoulaye Wade, les rapports ont changé. Ibrahima Thioub, directeur du département d’histoire de l’Université Cheikh Anta Diop et spécialiste d’histoire moderne et contemporaine, livre son analyse des rapports entre pouvoir et force maraboutique dans le dernier numéro du magazine Matalana, en kiosque actuellement.

Pour retracer l’histoire des relations entre pouvoir politique et pouvoir maraboutique, il faut remonter loin dans l’histoire de la Sénégambie. L’islamisation de cet espace, qui constitue aujourd’hui le Sénégal, ne s’est pas principalement faite militairement. Mais à travers le commerce et l’installation de marabouts dans les cours royales, qui exercent une influence par l’éducation des jeunes princes parfois. A cet effet, tous les voyageurs européens des XVIe et XVIIe siècles parlent Serigne, de marabouts dans les cours des rois du Cayor, en particulier auprès du Damel ou Brak du Walo au point que l’islam va progressivement s’installer dans toutes ces contrées, mais ne devient pas hégémonique du point de vue de la constitution du pouvoir. Le pouvoir continue à fonctionner selon des règles traditionnelles, des règles liées à des lignages qui contrôlent le pouvoir et qui ont des gangoor, c’est-à-dire des partisans qui participent à la compétition du pouvoir.

Progressivement avec l’islamisation de certaines régions comme le Ndiambour, l’Islam commence à avoir un poids très important dans le Cayor au point que certains Damels, Teignes ou Braks, cooptent des marabouts pour donner une légitimité, c’est-à-dire pour élargir l’espace de leur pouvoir aux communautés musulmanes qui existent sur leur territoire. Ces marabouts sont même parfois représentés dans le
conseil des électeurs. On a même dans le système qui se met en place deux types de marabouts : ceux que l’on appelle les « Serigne Lamb » et les « Serigne Faktal ». Les premiers, les plus intégrés au pouvoir, se voient remettre un symbole du pouvoir, sorte de tam-tam qui est le lamb. Les seconds s’occupent d’enseignement et permettent le développement de réseaux propédeutiques dans l’ensemble de la Sénégambie. Des foyers islamiques se développent du Fouta Djalon jusque dans l’actuelle Mauritanie. Et les étudiants circulent à travers ces régions, ce qui donne un poids très important à l’islam. Ainsi, tous les pouvoirs sont obligés de compter avec cette religion, mais sans que celle-ci ne devienne hégémonique. Dans le Cayor, toutes les révoltes sont écrasées. Il n’y a jamais eu de révolution islamique victorieuse dans le Cayor contrairement au Fouta, où s’est constitué un Etat théocratique, celui des Almamy.

Donc, cette intégration progressive de l’islam dans le contrôle et dans les bases du pouvoir qui l’élargit n’empêche pas le développement de dissidences contre le pouvoir par des réformateurs musulmans, surtout pendant les périodes de crise. Ainsi, au XVIIe siècle, ce qu’on a appelé la Guerre des marabouts renverse la plupart des pouvoirs politiques et installe le régime des Buur Julit [rois musulmans, NDLR], qui venaient de Mauritanie, mais qui ont mis en place des rois autochtones de la Sénégambie.

L’islam va jouer un rôle très important de protection des populations et de combat contre la traite des esclaves, en particulier la mise en esclavage des musulmans. Ce qui le rend attractif, obligeant les pouvoirs à en tenir compte, ne serait-ce que pour élargir la base sociale sur laquelle ils exercent leur pouvoir. Mais à côté des régimes théocratiques qui s’instaurent dans le Boundou, le Fouta, des tentatives avortées en pays wolofs, on a également des réformateurs musulmans qui lancent des djihads de contestation des pouvoirs établis, mais qui également, au XIXe siècle, s’opposent au pouvoir colonial, tels Elhadji Omar Tall, Mamadou Lamine Dramé, Maba Diakhou Bâ. La défaite qui s’en suit amène une nouvelle négociation partant de toute cette expérience accumulée pendant des siècles de rapports conflictuels et de dépendances, de soutien et de contestation du pouvoir.

Toute cette mémoire accumulée permet de négocier de nouveaux rapports avec le pouvoir colonial qui s’installe. C’est à ce moment que se développent les confréries religieuses : la Qadrya d’abord, la Tidianya ensuite, puis la Mouridya et enfin la Layénya. Ces confréries vont avoir des itinéraires intéressants du point de vue de leur rapport avec le pouvoir parce qu’on le décrit sous la forme de trajectoire qui part d’une genèse jusqu’à une institutionnalisation. Quand on regarde les confréries, on constate qu’elles ont les mêmes types de développement. Quand le pouvoir colonial s’est installé sur la côte très fortement et a contrôlé le territoire qui s’appelle le Sénégal, les populations ont été confrontées à une nouvelle définition de leur positionnement dans l’espace économique, politique et social. Du point de vue politique tous les régimes ont été écrasés et le pouvoir colonial a exercé une violence très forte sur les populations. La réponse des réformateurs musulmans a été le recours à la mystique des soufis. Et ce mouvement a développé une logique de dissidence spatiale.

A la violence du pouvoir colonial, les musulmans ont répondu par le recours à la mystique soufie

C’est cela qui explique pourquoi Ahmadou Bamba [fondateur de la Tariqa Mouridya] quitte l’espace central de la colonie et va s’installer à Darou Salam, premier village qu’il a fondé, puis à Touba. Par une critique de la violence, il nomme bien son village Darou Salam, qui signifie le territoire de la paix. Il va d’ailleurs être très critique  à l’endroit de son père, Mame Mor Anta Sali, et de son maître, Madiakhaté Kala, qui sont proches du pouvoir. On voit renaître la
logique du « Serigne Faktal ». « Le savant qui va à la cour du roi, c’est une mouche sur des excréments et le meilleur des rois, c’est le roi qui rend visite au savant », dira-t-il à son père Cadi et à son maître qui est proche du roi. Lui, il va faire un faktal très loin de l’espace colonial et de l’espace Ceedo.

Malick Sy va faire la même chose en s’installant à Ndiarndé, après une expérience saint-louisienne assez difficile. On va ainsi retrouver le même modèle d’isolement. On le retrouve jusqu’à aujourd’hui avec Médina-Gounass qui est une sorte de dissidence dans l’espace. Un pouvoir qui s’installe ne veut pas de ce type de dissidence, d’autant que dans l’expérience coloniale, tous les mouvements djihadistes qui ont posé des problèmes ont démarré ainsi. C’est-à dire dans l’isolement comme l’a fait Elhadji Omar, en constituant une armée et en lançant la guerre sainte.

Tout de suite, le pouvoir colonial central va faire une double interprétation. Il va très peu s’intéresser à ces mouvements maraboutiques en les fichant et en essayant de les contrôler, mais pas excessivement. Mais c’est le pouvoir local des chefs de canton, par exemple dans le cadre du mouridisme, qui ne supporte pas l’influence des marabouts qui sont dispersés un peu partout, ces « Serigne Faktal » d’une nouvelle forme. Lesquels sachant qu’il n’est plus possible de former les gens dans la logique de l’enseignement des règles formelles de l’islam cherchent à former un homme nouveau dans le cadre de la mystique islamique soufie pour les préparer à reconquérir le monde.

Ainsi, ils ont tout de suite des difficultés avec le pouvoir, avec l’Administration et la sanction afférente est souvent l’exil. Cette période de confrontation est plus ou moins longue, mais elle existe dans toutes les confréries qui vont se constituer dans l’espace wolof en particulier. Avec le mouridisme, la confrontation entre marabout et pouvoir va durer de 1895 à 1912. L’administration coloniale apprend le système d’évolution des confréries, et réciproquement celles-ci le mode de fonctionnement de cette administration coloniale.

En particulier pendant l’exil d’Ahmadou Bamba, ses disciples et lieutenants à savoir les cheikhs Ibra Fall, Ibra Faty Mbacké, etc. investissent l’administration coloniale et cherchent à faire revenir leur guide spirituel. Les citoyens musulmans des quatre communes, employés dans l’Administration leur donnent des renseignements. C’est cela qui pousse Malick Sy à quitter Ndiarndé pour venir s’installer à Tivaouane. On lui a dit que s’il restait là-bas, l’Administration allait le suspecter de vouloir fomenter quelque chose et que par conséquent il devait se mettre dans la zone du rail. Le même affrontement a lieu avec Limamou Laye [fondateur de la Tariqa layène] avant qu’il soit envoyé en prison à Gorée.

Ainsi, après la première phase de rétraction, de dissidence dans l’espace des marabouts, la deuxième phase qui est celle de l’affrontementet de l’apprentissage des uns et des autres, la troisième phaseest celle de l’accommodation, laquelle est économiquement intéressante pour le pouvoir colonial parce que les cheikhs de ces confréries arrivent à former des talibés disciplinés. Et il suffit de leur donner des ordres qui, s’ils coïncident avec les intérêts du pouvoir colonial, permettent de construire une entente entre pouvoir colonial et confréries religieuses, d’autant qu’on se rend compte qu’elles ne sont pas porteuses d’un projet djihadiste.

Toutefois, la suspicion reste de mise puisqu’on surveille, on contrôle. Il y a un bureau spécial de la colonie chargé de contrôler les adeptes du Prophète, c’est le bureau des affaires musulmanes. Cette phase d’accommodation va jusqu’à permettre à l’administration coloniale d’offrir à Ahmadou Bamba la Légion d’honneur car ses disciples ont apporté une contribution importante de 500 000 francs, lorsque le franc était en difficulté en 1926. Par conséquent, les marabouts répondent au besoin économique du pouvoir colonial et en retour, ce dernier offre des avantages tels que la construction de routes, des équipements hydrauliques, la reconnaissance sociale sous forme de décorations. Ainsi, on rehausse le pouvoir social, le pouvoir d’influence de certains marabouts dans le cadre de cette logique d’accommodation et de gentlemen’s agreement qui s’installe.

Le pouvoir colonial a donc intérêt à appuyer les marabouts et à consolider les confréries. Ce qui ne l’empêche pas d’influencer, autant qu’il le peut, les successions au sein de ces dernières pour que celles-ci leur soient toujours favorables. En même temps, la confrérie sait ce qu’elle peut tirer de l’appui du pouvoir colonial, à savoir les autorisations pour aller à La Mecque, les soutiens lors des cérémonies religieuses…

Tout cela se met en place ainsi que les hommes qui animent l’espace politique. Au Sénégal, très tôt, des partis politiques qui se forment se lancent dans la compétition politique. Et ces partis, à côté de l’accommodation qui se déroule avec le pouvoir colonial, ont besoin
des voix des électeurs, lesquels sont soumis aux marabouts. Ils vont donc s’inscrire dans la même logique que l’administration coloniale, de rapprochement avec les marabouts pour résoudre leurs problèmes, de faire avancer leurs revendications, d’assister à leurs cérémonies et, en retour, ils reçoivent un appui fort pendant les périodes d’élection.

C’est sur cette longue durée, qu’on comprend que les marabouts et les politiques se sont appris les uns les autres. Parfois même, certains marabouts, pour être mieux servis, s’engagent directement en politique. Cet aspect est le dernier développement de cette longue histoire des rapports entre le Marabout et le Prince au Sénégal.

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