
Au cœur du golfe de Guinée, trois minuscules territoires insulaires – Mbanié, Cocotier et Conga – empoisonnent depuis plus de cinquante ans les relations entre le Gabon et la Guinée équatoriale. Ces îlots sont d’une superficie totale dérisoire mais contrôlent d’immenses espaces maritimes. C’est pour cela qu’ils sont devenus l’épicentre d’un conflit géopolitique majeur. En mai 2025, la Cour internationale de justice a tranché en faveur de Malabo, redistribuant les cartes pétrolières d’une région qui concentre la majorité de la production africaine d’or noir.
Des confettis insulaires aux enjeux démesurés
L’île Mbanié ne couvre qu’une trentaine d’hectares – à peine la superficie du jardin du Luxembourg à Paris. Cocotier et Conga sont encore plus modestes, deux îlots sablonneux pratiquement inhabités. Pourtant, ces trois territoires cristallisent des enjeux qui dépassent largement leur taille lilliputienne.
Situés dans la baie de Corisco, à une dizaine de kilomètres des côtes équato-guinéennes et à une vingtaine du littoral gabonais, ces îlots contrôlent des zones maritimes potentiellement riches en hydrocarbures. Dans une région où le pétrole représente l’essentiel des revenus nationaux – 85% des exportations pour le Gabon, 90% pour la Guinée équatoriale – la souveraineté sur ces territoires équivaut à détenir les clés d’un coffre-fort sous-marin.
Les racines coloniales d’un conflit moderne
Pour comprendre ce différend, il faut remonter à l’époque coloniale. En 1900, la France et l’Espagne signent à Paris une convention délimitant leurs possessions africaines. Ce traité reconnaît la souveraineté espagnole sur les îles de Corisco, Elobey Chico et Elobey Grande, mais ne mentionne pas explicitement Mbanié, Cocotier et Conga.
Cette imprécision créera le « flou juridique » à l’origine du conflit actuel. L’Espagne, considérant ces îlots comme des « dépendances » de Corisco, les intègre de facto dans ses possessions. À l’indépendance de la Guinée équatoriale en 1968, le nouveau président Francisco Macías Nguema maintient cette revendication.
1972 : le Gabon passe à l’action
Le tournant survient en 1972 lorsque le Gabon, dirigé par Omar Bongo, décide d’occuper physiquement les trois îlots. Depuis cette date, un détachement de gendarmes gabonais stationne en permanence sur Mbanié. Cette occupation unilatérale déclenche une crise diplomatique qui perdure depuis plus d’un demi-siècle.
Face à cette situation explosive, les deux pays auraient signé en 1974 la fameuse « Convention de Bata », du nom de la ville équato-guinéenne où elle fut négociée. L’article 3 de ce texte attribuerait clairement Mbanié au Gabon tout en reconnaissant la souveraineté équato-guinéenne sur Corisco et les îles Elobey.
La Convention de Bata : document fantôme au cœur du litige
Paradoxalement, ce document censé résoudre le conflit est devenu lui-même source de controverse. La Guinée équatoriale, après l’arrivée au pouvoir de Teodoro Obiang Nguema en 1979, conteste l’existence même de cette convention. Lors des audiences devant la CIJ en 2024, les avocats équato-guinéens ont qualifié ce texte de « bout de papier » sans valeur juridique.
Le Gabon, de son côté, n’a jamais pu produire l’original du traité, se contentant de présenter des photocopies. Marie-Madeleine Mborantsuo, présidente honoraire de la Cour constitutionnelle gabonaise, a invoqué la « mauvaise tenue des archives » de l’époque pré-numérique pour expliquer cette absence embarrassante.
Cette incapacité à prouver matériellement l’existence du traité de Bata s’est révélée fatale pour les prétentions gabonaises. La CIJ, dans son arrêt du 19 mai 2025, a estimé que ce document ne constituait pas un titre juridique valable, préférant s’appuyer sur la Convention franco-espagnole de 1900.
Des décennies de tensions et de médiations infructueuses
Entre 1974 et 2025, le différend a connu de multiples rebondissements. En 2003, Kofi Annan, alors Secrétaire général des Nations unies, lance une médiation confiée au Canadien Yves Fortier. Cette initiative échoue en 2006. Les tensions s’exacerbent régulièrement. Les deux pays attribuent des permis pétroliers sur les mêmes zones maritimes, créant une insécurité juridique qui décourage les investissements. Des incidents diplomatiques éclatent sporadiquement, alimentant une méfiance réciproque qui empoisonne les relations bilatérales.
2021-2025 : le recours à la justice internationale. Lassés de décennies d’impasse, les deux États signent en 2016 un compromis pour soumettre leur différend à la Cour internationale de justice. La procédure, introduite officiellement en mars 2021, ne demande pas à la CIJ de trancher directement la question de souveraineté, mais de déterminer quels « titres juridiques » font droit entre les parties.
Les audiences publiques de septembre-octobre 2024 voient s’affronter deux visions radicalement opposées. Le Gabon s’appuie sur la Convention de Bata pour justifier ses droits. La Guinée équatoriale, représentée notamment par l’avocat britannique Philippe Sands, démonte méthodiquement cette argumentation, insistant sur l’absence de preuve tangible et invoquant la succession d’États depuis la Convention de 1900.
L’arrêt du 19 mai 2025 : victoire équato-guinéenne et redistribution des cartes
La décision de la CIJ constitue une victoire claire pour Malabo. Les juges reconnaissent que les îles, considérées comme des « dépendances » de Corisco sous administration espagnole, ont été transmises à la Guinée équatoriale par succession d’États lors de l’indépendance. L’occupation gabonaise depuis 1972 est jugée « contra legem« , c’est à dire contraire au droit.
Cet arrêt, « sans recours et obligatoire pour les Parties« , met théoriquement fin à plus de cinquante ans de contentieux. Mais ses implications dépassent largement le simple transfert de souveraineté sur trois îlots.
Les enjeux pétroliers : le nerf de la guerre
Derrière ce conflit territorial se cachent des intérêts économiques colossaux. Le golfe de Guinée représente la première région pétrolière d’Afrique, avec 24 milliards de barils de réserves et une production de 5 millions de barils par jour. Les eaux entourant Mbanié, Cocotier et Conga sont réputées riches en hydrocarbures, bien qu’aucune exploitation n’ait encore débuté.
Pour le Gabon, dont la production pétrolière décline régulièrement, ces îlots représentent une réserve stratégique pour l’avenir. Pour la Guinée équatoriale, confrontée à un effondrement de sa production (de 306 000 barils/jour en 2010 à 45 000 en 2025), ils incarnent l’espoir d’un rebond économique.
La décision de la CIJ redistribue donc les cartes pétrolières de la région. Mais paradoxalement, la victoire équato-guinéenne pourrait se révéler une victoire à la Pyrrhus. En rejetant la Convention de Bata, Malabo s’est privée d’un texte qui entérinait le tracé frontalier terrestre le long de la rivière Kyé, favorable à ses intérêts. La CIJ ayant validé uniquement la Convention de 1900, qui fixe la frontière terrestre au méridien 9° Est de Paris, plusieurs portions de territoire actuellement contrôlées par la Guinée équatoriale, incluant des villes comme Ebebyin et Mongomo, devraient théoriquement revenir au Gabon. Comme l’a souligné un analyste, « il ne peut s’agir d’un libre-service dans lequel chacun ne retient que ce qui l’arrange« .
Les défis de l’après-arrêt
Si l’arrêt de la CIJ clôt juridiquement le différend, sa mise en œuvre pratique soulève de nombreuses questions. Le Gabon devra-t-il retirer ses gendarmes stationnés sur Mbanié depuis 1972 ? Comment gérer les permis pétroliers déjà attribués dans les zones disputées ? Quid de la délimitation maritime précise, que la Cour n’a pas tranchée ?
Guy Rossatanga-Rignault, représentant gabonais, a d’ailleurs souligné après le verdict : « Le Gabon et la Guinée équatoriale sont condamnés à vivre ensemble« , appelant à des négociations pour « régler tous ces problèmes« .
Face à l’impasse, certaines voix s’élèvent pour une solution pragmatique. Dieudonné Minlama Mintogo, homme politique gabonais, suggère de « garder les frontières actuelles en l’état et d’exploiter ensemble les ressources des îles querellées« . Cette approche de développement conjoint, adoptée avec succès entre le Nigeria et São Tomé-et-Príncipe, pourrait transformer un conflit stérile en opportunité de coopération.
L’histoire jugera si la décision du 19 mai 2025 aura été le point final d’un conflit centenaire ou simplement une virgule dans une saga qui continue de s’écrire. Une chose est certaine : dans le golfe de Guinée, même les plus petites îles peuvent générer les plus grandes tempêtes diplomatiques.




