Guerre au Tigré : les autorités d’Addis-Abeba se sont-elles trompées d’option ?


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Abiy Ahmed, Premier ministre éthiopien
Le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed

Presque quatre mois après l’ouverture des hostilités au Tigré, la guerre n’est toujours pas terminée ; la situation est totalement confuse, l’insécurité est à son paroxysme et la situation humanitaire catastrophique. De nombreux Tigréens ont dû fuir leur pays pour déferler notamment au Soudan où la situation se complique dans ce pays déjà en proie à des difficultés internes. La voie est ouverte pour les Erythréens, ennemis jurés des Tigréens, qui profitent de la situation pour lancer des attaques et faire, à en croire plusieurs organisations humanitaires, des tueries de masse. Face à cette situation quasi apocalyptique, une question émerge : en allant à l’affrontement militaire avec le Tigré, le prix Nobel de la paix 2019, Abiy Ahmed, s’est-il trompé ?

Retour sur les causes du conflit

Les origines de la guerre du Tigré sont à chercher dans le système même de gouvernance politique de l’Éthiopie, après la chute en 1991 du régime du Derg dirigé par Mengistu Haile Mariam. Au cours de la période de transition qui a succédé à ce régime, une nouvelle Constitution a été votée en 1994 et promulguée en 1995. Elle met en place un système politique ethnocentré, avec une forte domination du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF) qui, avec le Front populaire de libération de l’Érythrée (EPLF), avait dirigé la guérilla ayant entraîné la chute du « Négus rouge ». Pendant trois décennies, la vie politique éthiopienne a été contrôlée par le TPLF devenu un parti politique membre du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), notamment à travers l’équipe conduite par l’ancien Premier ministre Meles Zenawi (1995-2012). Or, les Tigréens représentent à peine 6% de la population éthiopienne.

Devenu Premier ministre, le 2 avril 2018, après la démission du successeur de Meles Zenawi, Haile Mariam Dessalegn, Abiy Ahmed, ressortissant de l’ethnie majoritaire du pays, les Oromo, s’est employé, dès 2019, à réformer de fond en comble le système politique éthiopien, remettant en cause l’hégémonie du TPLF. Le clou des réformes politiques a été la tentative de fusion en décembre 2019 des quatre partis ethno-régionaux constituant la coalition du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien en un nouveau parti : le parti de la prospérité. Trois des quatre partis (les partis des Oromo, des Amhara et des peuples du sud) acceptent la fusion. Seul le TPLF, mécontent de la perte de son hégémonie s’y oppose.
Pire, le rapprochement de l’Éthiopie avec l’Érythrée, qui a d’ailleurs valu à Abiy Ahmed le prix Nobel de la paix 2019, est très mal digéré par les Tigréens dont la région partage de longues frontières avec l’Érythrée, et où se sont déroulés d’importants affrontements pendant la guerre entre les deux pays (1998-2000). Au fil des années, les inimitiés sont demeurées irréductibles entre Tigréens et Erythréens.

Le report sine die des élections législatives prévues pour août 2020, en raison de la pandémie de Covid-19, finit d’éloigner les responsables du TPLF des autorités fédérales qu’ils considèrent dès lors illégitimes. En septembre 2020, les Tigréens, en dépit de l’interdiction du gouvernement fédéral, organisent les élections régionales. Le 6 octobre 2020, les sénateurs éthiopiens votent la rupture entre les autorités fédérales et celles du Tigré.
Le 4 novembre 2020, le Rubicon a été franchi lorsque les troupes tigréennes ont attaqué une base des forces fédérales à Mekele et à Dansha. « Le TPLF a attaqué un camp militaire (fédéral) dans le Tigré (…). Nos forces de défense ont reçu l’ordre (…) d’assumer leur tâche de sauver la nation. Le dernier stade de la ligne rouge a été franchi », a déclaré le Premier ministre éthiopien, aux premières heures du 4 novembre 2020. Et la guerre commença.

La situation, près de quatre mois plus tard

Près de quatre mois après le déclenchement du conflit, dans le Tigré, c’est la confusion totale. Il est vrai qu’en trois semaines, les troupes fédérales avaient pris l’avantage sur le terrain, Mekele et d’autres villes étaient rapidement tombées, amenant Abiy Ahmed à proclamer la fin des hostilités. Mais dans la réalité, la guerre n’est pas finie. Du maquis, les éléments du TPLF continuent de résister, tenant à leur promesse de ne pas se rendre. Les communications n’ont que partiellement repris au Tigré, l’aide humanitaire arrive difficilement dans la province, ce qui rend pénibles les conditions de vie des populations encore sur place, obligées de faire face à toutes sortes de pénuries. Même l’électricité est devenue une denrée rare dans la région.

En dehors des centaines de morts de part et d’autre – un bilan précis du nombre de décès n’a pu être clairement établi, faute de communication – au moins 950 000 déplacés sont dénombrés, à la mi-décembre 2020, dont 50 000 se sont réfugiés au Soudan.
Vendredi dernier, Amnesty International publie un rapport qui accuse l’armée érythréenne de crimes de guerre au Tigré, en dépit des dénégations permanentes tant du côté d’Addis-Abeba que d’Asmara de toute présence militaire érythréenne sur le territoire éthiopien. Selon ce rapport, les troupes érythréennes auraient massacré, en novembre, des centaines de civils tigréens, des tueries possiblement constitutives d’un crime contre l’humanité. « Les preuves sont accablantes et mènent à une conclusion effrayante. Les troupes éthiopiennes et érythréennes ont commis de multiples crimes de guerre dans leur offensive pour prendre le contrôle d’Aksoum », a affirmé Deprose Muchena, directeur régional d’Amnesty International pour l’Est et le Sud de l’Afrique, avant d’ajouter : « Plus encore, les troupes érythréennes se sont déchaînées et ont méthodiquement tué des centaines de civils de sang-froid, ce qui semble constituer des crimes contre l’humanité. Cette atrocité compte parmi les pires documentées à ce jour dans ce conflit ».
Un peu plus tôt, mardi, le ministre finlandais des Affaires étrangères, Pekka Haavisto, de retour d’une mission pour l’Union Européenne en Éthiopie, a fait observer que « la situation est militairement, humainement et sur le plan humanitaire, incontrôlable ». Ceci, malgré l’installation au Tigré d’une administration de transition par le pouvoir central. Addis-Abeba a-t-elle prévu que la situation prenne une telle allure ? Qu’elle devienne incontrôlable ? Si le but des autorités fédérales se limitait à dégager le TPLF de la tête des institutions du Tigré, alors il est pour l’instant atteint. Mais si au-delà, elles voulaient éviter la création d’un bourbier dans cette région du pays, elles ont alors totalement raté leur cible. 

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Historien, Journaliste, spécialiste des questions socio-politiques et économiques en Afrique subsaharienne
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