
Près de quatre décennies après sa mort, le créateur de l’Afrobeat reçoit un Grammy d’honneur pour l’ensemble de sa carrière. Une reconnaissance tardive pour l’artiste nigérian qui a révolutionné la musique africaine et mondiale, tout en défiant sans relâche les pouvoirs autoritaires de son pays.
Trente-huit ans après sa disparition, Fela Anikulapo Kuti reçoit enfin la reconnaissance de l’industrie musicale américaine. La Recording Academy a annoncé l’attribution d’un Grammy Lifetime Achievement Award au musicien nigérian, figure tutélaire de l’Afrobeat et icône de la résistance politique par la musique.
Cette distinction posthume vient couronner une œuvre qui a profondément transformé le paysage musical mondial, bien au-delà des frontières du continent africain. De Lagos à New York, de Berlin à Tokyo, l’influence de Fela irrigue aujourd’hui aussi bien le hip-hop que la musique électronique, le jazz contemporain que la pop mondiale.
Un révolutionnaire du son
Né en 1938 à Abeokuta, dans le sud-ouest du Nigeria, Fela Ransome-Kuti grandit dans une famille d’intellectuels engagés. Sa mère, Funmilayo, militante anticolonialiste, lui transmet très tôt le goût de la contestation. Formé à Londres au Trinity College of Music, il découvre le jazz et forge les bases d’une fusion inédite.
C’est pourtant un séjour aux États-Unis en 1969 qui provoque le déclic. La rencontre avec le mouvement Black Power et la pensée panafricaniste transforme le musicien en prophète politique. De retour au Nigeria, il rebaptise son groupe Africa 70, abandonne son nom colonial « Ransome » pour adopter « Anikulapo » (celui qui porte la mort dans sa poche), et fonde la République de Kalakuta, commune autogérée au cœur de Lagos.
Une œuvre monumentale
L’Afrobeat tel que Fela l’invente constitue une alchimie singulière. Les polyrythmies yoruba rencontrent le funk de James Brown, le highlife ghanéen épouse le jazz modal, les cuivres explosifs dialoguent avec des claviers hypnotiques. Ses compositions s’étirent sur des durées inédites pour l’époque, vingt, trente minutes parfois, créant des transes collectives où la danse devient acte de libération.
Les textes, en pidgin anglais pour toucher le plus grand nombre, dénoncent sans relâche la corruption des élites nigérianes, le néocolonialisme occidental, l’aliénation culturelle. Zombie attaque frontalement l’armée nigériane. Expensive Shit ridiculise les autorités. Coffin for Head of State accuse directement le général Obasanjo après la mort de sa mère, défenestrée par des soldats lors d’un raid contre Kalakuta.
La reconnaissance tardive d’une industrie longtemps sourde
L’attribution de ce Grammy soulève une question lancinante : pourquoi si tard ? De son vivant, Fela n’a jamais obtenu la moindre nomination aux Grammy Awards, alors même que son influence sur la musique populaire mondiale était déjà considérable.
Cette reconnaissance intervient dans un contexte de réévaluation globale des musiques africaines par l’industrie occidentale. La création d’une catégorie « Best African Music Performance » en 2024, les succès planétaires de Burna Boy, Wizkid et Tems, tous héritiers revendiqués de Fela, ont contribué à cette prise de conscience tardive.
Pour Femi et Seun Kuti, fils du maître et gardiens de la flamme Afrobeat, cette distinction représente une victoire douce-amère. « Mon père se méfiait des institutions occidentales et de leurs récompenses« , rappelait récemment Femi Kuti. « Mais il aurait été heureux de voir l’Afrobeat enfin reconnu à sa juste place dans l’histoire de la musique mondiale. »
Un héritage vivant
La comédie musicale Fela!, créée à Broadway en 2009, a fait découvrir son histoire à un nouveau public. Ses compositions sont samplées par les plus grands producteurs hip-hop. Son engagement politique inspire les mouvements sociaux contemporains, du Nigeria au monde entier. Au Shrine, le club légendaire de Lagos aujourd’hui tenu par ses fils, les marathons musicaux continuent chaque semaine. La sueur, les cuivres et la contestation perpétuent une tradition que ni la prison, ni les passages à tabac, ni la mort n’ont réussi à faire taire.
Ce Grammy 2026 ne répare pas les décennies d’ignorance. Il acte simplement une évidence que l’Afrique et ses diasporas connaissaient depuis longtemps : Fela Kuti fut l’un des plus grands artistes du vingtième siècle.
Les Grammy Awards 2026 seront décernés le 2 février prochain au Crypto.com Arena de Los Angeles.





